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à offrir aux habitans un refuge à bord de ses navires ; on s’attendait, d’un autre côté, à voir à chaque instant des bandes fanatiques de ces lonines[1] si souvent annoncés envahir la ville et la mettre à feu et à sang. Chacun ne sortait plus que bien armé, et, la nuit venue, se barricadait dans sa maison.

L’ultimatum du colonel Neal, précis et catégorique, demandait une double réparation : le taïkoun, d’une part, devait exprimer ses regrets formels de n’avoir pu prévenir le meurtre d’un sujet anglais sur une route ouverte par les traités, et payer une indemnité de 100,000 livres ; d’autre part, le prince de Satzouma était tenu d’abord de faire juger et exécuter les principaux coupables de l’attentat en présence d’un ou de plusieurs officiers de la marine royale, puis de verser 25,000 livres, qui seraient distribuées entre les parens de la victime et les personnes échappées aux coups des assassins. En cas de refus, les forces de sa majesté britannique aviseraient à prendre des mesures coercitives de nature à satisfaire l’honneur et les intérêts de la Grande-Bretagne.

Le taïkoun était, on le sait, parti pour Kioto. Le gorodjo, conseil composé des ministres et des fonctionnaires les plus élevés du pays, ne manqua pas tout d’abord d’alléguer son absence, prétextant que lui seul pouvait régler de si graves questions, et qu’il y avait nécessité absolue d’attendre son retour. Les autorités anglaises n’eurent pas alors la fermeté qu’on en devait attendre ; elles avaient cru que tout céderait à la seule vue de leurs canons : ces premiers symptômes de résistance les déconcertèrent. Au lieu de s’en tenir aux termes catégoriques de l’ultimatum, le colonel Neal répondit aux communications du gorodjo en demandant vers quelle époque le taïkoun pourrait prendre une mesure définitive : c’était se mettre à la merci d’un gouvernement pour qui tout effort de conciliation équivaut à un aveu de faiblesse, et qui se prévalait d’ailleurs de l’isolement où se maintenaient les représentans de la Grande-Bretagne dans une question qui intéressait également les autres puissances. Toutefois les deux parties, désireuses d’éviter une rupture immédiate, résolurent de recourir à la médiation de la France : le gorodjo réclama les bons offices de notre ministre, M. du Chesne de

  1. La menace des lonines revient constamment dans la bouche des autorités japonaises quand elles veulent effrayer les résidens étrangers. On ne saurait définir exactement ce terme, qui semble avoir plusieurs acceptions. Tout officier qui a perdu sa position, soit à la suite d’une faute grave, soit par la destitution ou la dégradation de son seigneur, se fait lonine. Réduit à ses propres ressources et ne pouvant vivre des travaux dévolus au peuple, il devient une espèce de brigand, se cachant dans les campagnes et mettant son bras au service de qui veut le payer. D’autres fois des officiers se font volontairement lonines pour venger la mort d’un proche ou exécuter l’ordre d’un maître : dès ce moment, ne relevant plus que d’eux-mêmes, ils sont tout entiers à leur mission, et pour l’accomplir passent à travers tous les obstacles.