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tout alla bien, puis le zèle de l’élève se ralentit, et bientôt, éludant toute leçon de la meilleure grâce du monde, il se contenta, chaque fois que le professeur venait de lui remettre son cachet après un moment d’aimable et spirituelle conversation. On finit même par ne plus se voir, et ce fut le domestique. qui respectueusement présenta le cachet. Au bout de dix-huit mois de ce manège, l’élève, avisant son maître au foyer de l’Opéra, l’aborde, et lui serrant gaîment la main : « Vous savez que c’est ce soir que je dois savoir jouer de la flûte ! » C’est ce que Meyerbeer ne manquait jamais de me dire chaque fois que nous nous rencontrions : « Vous savez que c’est demain que nous devons avoir trouvé la pièce. » Nous ne trouvâmes rien et ne cherchions même plus que nos séances avaient toujours lieu, tantôt chez lui, tantôt chez moi. Nous parlions de Hoffmann et de Novalis ; des romantiques allemands nous passions à Victor Hugo, dont le théâtre musicalement l’intéressait beaucoup. Il savait à fond les divers répertoires, aimait à vous citer telle situation dans laquelle il croyait entrevoir de grands effets pour son art, et quand vous lui répondiez « je la connais, » presque toujours il ajoutait : « Eh bien ! n’en parlez pas, » tant il se plaisait à entasser les provisions dans le grenier d’abondance de son cerveau. Je me souviens d’une série de troubles et d’angoisses que, sans le vouloir, je lui causai aux premiers temps où il commençait à s’occuper de l’Africaine. Ces rapports d’idées dans lesquels nous vivions m’avaient amené à prendre note en mes lectures de tout ce que je pensais pouvoir l’intéresser. Alors déjà, comme aujourd’hui, j’aimais fort les écoles buissonnières à travers les champs de l’intelligence, et chaque fois qu’il m’arrivait de trouver sur mon chemin une plante plus ou moins rare capable de fixer son attention, je la lui apportais pour son herbier en m’écriant : « Tenez, et celle-ci, la connaissiez-vous ? » Mettre Meyerbeer au défi, le prendre sans vert, c’était mon triomphe. Il est vrai qu’il fallait pour cela se lever matin, car le cher maître en savait long en fait de calendriers dramatiques et autres. Un jour on m’apporta de Londres un drame très singulier. La scène s’y passait à Java, et le fameux arbre dont le poison tue à distance y figurait au dénoûment.

— Lisez cela, dis-je à Meyerbeer, j’ai idée que musicalement on en pourrait tirer parti. — Et, sans plus de façon, je me mis à lui raconter l’aventure.

— Bah ! s’écria-t-il après m’avoir écouté attentivement, mais ce n’est pas possible ! Comment, la situation existe ?

— Oui, maître, et vous n’en saviez rien ; pends-toi, Crillon.

— Je n’en savais rien, qui vous l’a dit ? Peut-être est-ce au contraire que j’en savais trop. — Puis, se ravisant : — N’allez pas croire au moins que ce soit là le sujet de l’Africaine.

— Je n’ai point à faire de suppositions, mais si j’en voulais risquer une, les quatre mots qui viennent de vous échapper me prouveraient que j’avais deviné juste.