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ne s’agit plus ni d’un dieu ni d’un demi-dieu. L’habileté remplace le génie, le savoir-faire tient lieu des dons naturels. De création proprement dite, il n’en est plus question, Donizetti n’apporte rien de neuf, il vient simplement continuer ce que d’autres ont commencé, amalgamer, combiner, fusionner les diverses nationalités de style, avec du français et de l’allemand faire du neuf italien : en un mot expérimenter. « Les Allemands prétendraient me voir écrire comme Haydn et Mozart, s’écriait en 1822 Rossini, fêtant ses premiers triomphes sur le sol germanique ; mais quand je m’y évertuerais de toutes mes forces, je ne serais jamais qu’un pauvre Haydn et qu’un piètre Mozart. Mieux vaut donc que je reste Rossini. Si petit que je sois, je suis encore quelqu’un, et du moins ne peut-on dire que je sois un mauvais Rossini ! » C’était se bien connaître et en même temps comprendre son époque. Se faire Allemand, pourquoi, lorsque le vent soufflait de toutes parts à l’italianisme, et que l’opéra italien était le vrai journal des modes patronné de la haute aristocratie musicale ? « Quel temps, remarque à ce propos en se voilant la face d’épouvante et d’horreur un moraliste et théoricien du pays de Beethoven, l’ingénieux et savant M. Riehl, quel temps que celui où une partition de Tancredi, écrite par un imberbe adolescent, avait pour interprète un contralto à moustaches postiches ! Décidément Boerne a raison, le type d’un héros d’opéra, c’est un papillon voletant sur un champ de bataille ! » Si ridicule que cela fût, c’était le temps, et devant cette ivresse universelle produite par le rossinisme triomphant, l’esthétique perdit ses droits. Elle eut beau protester en Allemagne par la bouche irritée de Weber, mettre au nombre des désastres légués à l’Europe par le premier empire ce besoin de distractions frivoles, d’énervantes sensations. « Le monde appartenait aux extrêmes, à la mort et au plaisir ; les circonstances le voulaient ainsi. Accablées, abruties par les horreurs de la guerre, familiarisées avec tous les désespoirs, les générations se précipitèrent à corps perdu dans la jouissance. Le théâtre devint une sorte de lanterne magique où le spectateur à bout d’émotions ne chercha plus que des fantasmagories musicales ou littéraires ! » Weber en fut pour sa colère et ses satires. L’heure de l’Allemagne et de ses maîtres n’avait pas sonné. L’Italie, musicalement, asservissait le monde. En dépit des blasphémateurs, des mécontens, Rossini menait son char à grandes guides, semant partout sur le chemin des bulletins de victoire qui, pour les populations du moment, remplaçaient, non sans avantage, ceux du Moniteur. On avait tant lutté, tant souffert ; pourquoi se serait-on refusé pareille aubaine ? « Musique de bastringue ! » s’écrie Weber. C’est un peu dur ; mettons de contredanse : eh bien ! Après l’épreuve à laquelle on venait d’échapper n’avait-elle pas été assez terrible ? On se retrouvait, on fêtait la vie ; jusque dans la tragédie, on voulait des airs de danse. Aux maréchaux et feld-maréchaux avaient succédé les diplomates. Le musicien diplomate par excellence fut Rossini. Il comprit son époque, très habilement s’en