Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/1042

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’ils font tout le contraire. Je sais bien que ce discours ne plaît pas et qu’il est considéré comme une offense au génie italien. Messieurs, le génie italien, si adulé, si mal servi le plus souvent par ses adulateurs, n’a point affaire en ce débat, et l’on peut, sans discréditer l’originalité de personne, affirmer que qui vient après est précédé par qui est venu avant. Nous sommes arrivés tard après avoir été les premiers, voilà tout ; mais à qui la faute ? A ceux-là d’abord qui nous ont lié pieds et poings et ne nous ont pas laissé faire, puis en partie à ceux-là mêmes qui nous encensent. Rien de pire que la fausse idée de l’originalité. On croit qu’être original signifie rompre avec la réalité, avec l’histoire, et agir tout seul (far da se solo), sans temps ni espace, et créer un nouveau monde tout à son aise et à tout moment. Je connais beaucoup de ces originaux-là… Messieurs, la marche de la pensée allemande est naturelle, libre, sui-consciente, en un mot critique. La marche de la pensée italienne est saccadée, embarrassée, dogmatique. La grande différence est là. Maintenant l’Allemagne est entrée dans une nouvelle période critique, plus vaste et plus féconde que la précédente, et à laquelle succédera une nouvelle construction du réel. Nous autres Italiens, avant de nous remettre en chemin et de donner cours à toute l’originalité précoce que nos seins ne peuvent contenir, nous avons l’obligation de rentrer encore en nous-mêmes, de nous orienter, de regarder encore autour de nous, de voir et de savoir ce que les autres ont fait depuis soixante années et surtout ce qu’ils font en ce moment. C’est seulement par là que nous ferons dans le monde de la pensée, comme nous l’avons presque fait dans le monde politique, une Italie qui dure, non une Italie imaginaire, pélasgique, pythagoricienne, scolastique, que sais-je encore ? mais une Italie historique, une Italie qui ait une place digne d’elle dans la vie commune des nations modernes. »


Ce passage mérite doublement d’être cité, d’abord parce qu’il donne d’excellens conseils aux Italiens, puis parce qu’il montre nettement la hardiesse philosophique et la sagesse pratique du maître. Ainsi présentée, la pensée allemande a obtenu ses droits de cité chez les plus récalcitrans des jeunes patriotes. J’ai assisté à quelques-unes des leçons où l’habile professeur poussait devant lui des couples abstraits d’affirmations et de négations courant les uns sur les autres comme les vagues de la mer, et je voyais devant moi plusieurs centaines de jeunes gens, les yeux ouverts, l’oreille tendue, suspendus à cette parole forcément compliquée et difficile, et l’écoutant comme les écoliers du Môle écoutaient autrefois les aventures de Renaud.

Un grand nombre d’esprits libéraux, parmi lesquels il faut distinguer l’abbé Vito Fornari, se sont toutefois alarmés de cet enseignement, et s’efforcent de le combattre, mais sans se séparer du mouvement italien. À l’école hégélienne, on oppose dans l’université même, et surtout hors de l’université, les idées de Gioberti, idées qui se sont propagées à Naples un peu tardivement, par esprit de contradiction, dans les dernières années de l’ancien régime.