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fini par s’exprimer comme eux, et ce fut ainsi que le toscan de Boccace ne resta pas pour lui, comme pour les autres, une langue morte retrouvée par l’étude et le travail, mais devint une langue maternelle, apprise naturellement, comme celle que l’enfant tient de sa nourrice.

L’occasion d’employer l’italien simple et franc des faubourgs de Florence s’offrit bientôt à Ranieri. Il lui vint la courageuse idée de flétrir l’Annunziata (hospice des enfans trouvés de Naples), ignoble taudis où chaque année des milliers d’infanticides étaient commis, sous le manteau de la charité, par l’avarice et la vénalité des administrateurs, et il écrivit sa Ginevra, le premier roman à tendances sociales (je ne dis pas socialistes) qui ait paru en Italie. Ginevra, c’est une sœur aînée de Cosette et même de Fleur-de-Marie. Les partisans de l’art pour l’art n’aiment pas ce genre de récits gouvernés par une idée impérieuse, souvent arbitraire, qui les mène où elle veut. Peut-être, en suivant les malheurs de cette pauvre fille, les brutalités qu’elle subit à l’hospice et hors de l’hospice, trouvera-t-on dans son histoire un excès de violence et d’horreur ; mais l’auteur, malgré son talent d’écrivain, ne songeait guère à faire une œuvre d’art : il disait la vérité, la réalité poignante, sans atténuation, sans tempéramens. Son livre, imprimé clandestinement à Naples, en 1839, avec la fausse date de Lugano, fit scandale. On mit Ranieri en prison ; il y resta plus d’un mois. On voulait l’exiler où le confiner quelque part ; on parlait de l’envoyer aux îles. L’administrateur de l’Annunziata, dont les concussions avaient été dénoncées par ce terrible livre, demanda au roi la permission d’enfermer l’audacieux romancier à l’hospice des aliénés, placé sous sa direction. — Je ne te le conseille pas, répondit Ferdinand : il y trouverait le sujet d’un second roman.— A peine libre, Ranieri attaqua résolument la question capitale de notre temps, celle de l’unité italienne et du pouvoir temporel. Il osa la poser sous Ferdinand II, dans un livre signé de son nom. Grâce à. lui, le mouvement grammatical et littéraire devint politique et religieux. Il faut ici reprendre les choses d’un peu plus haut.

Un historien florentin, Varchi, avait écrit dès le XVIe siècle cette phrase nette et franche que Dante aurait signée dès le XIIIe : « Et, pour dire le vrai, jamais les fatigues et les infortunes de l’Italie ne cesseront tant qu’un prince prudent et heureux n’en aura pas pris le gouvernement, car il ne faut point espérer un pareil bienfait des papes. » Tel a été de tout temps le point de vue italien. Florence a constamment proclamé cette vérité par la bouche de ses grands hommes. Cependant l’opinion florentine n’a pas toujours prévalu. Il arriva souvent que, ballottée entre ses deux éternels ennemis, l’église et l’empire, qui se la disputaient dès le moyen âge, se l’arrachaient