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sorte de concertina ou d’orgue portatif, et après avoir au préalable expliqué l’objet du palaver sacré, entonna bravement ses cantiques favoris… L’assistance le contemplait avec surprise et ricanait en dessous, ce qui n’intimida nullement le digne ecclésiastique. Il « édifia » son prochain pendant une bonne demi-heure.

« Quand la musique eut cessé, le roi proposa une légère modification : le révérend Bernasko chanterait en s’accompagnant, tandis que M. Cruikshank et moi nous danserions à sa droite et à sa gauche. Ceci frisait le ridicule, mais il ne nous parut pas convenable de refuser. Mon second pas seul, qui termina l’affaire, fut salué par une décharge d’armes à feu et un salut militaire de toute mon escorte, hommes et femmes. Il n’aurait tenu qu’à moi de me croire un prodige, car aux yeux de ce peuple naïf un homme capable à la fois de danser, de manier l’épée, de comprendre en un mois leur langage, d’écrire ce qui se passait chaque jour et d’en conserver ainsi le souvenir toujours présent, de dessiner enfin tel ou tel objet assez distinctement pour le leur rendre reconnaissable, était évidemment une incarnation de l’intelligence divine, un avatar de l’esprit suprême.

« Au sortir de là, nous retrouvâmes sur les grands arbres, en face des portes du palais, une nuée de vautours. Ces animaux ont un pressentiment certain des repas qu’on leur destine, car c’est ce soir que commence la seconde zan-nyanyana, la « nuit de colère » où les deux rois immoleront ce qui leur reste de victimes. Notre danse avait tellement surexcité la multitude, qu’avant même la fin de notre dîner nous fûmes entourés par une vingtaine d’amis fort empressés à solliciter les leçons de l’homme blanc. »


« L’homme blanc » dont la vanité se trouvait si pleinement satisfaite s’aperçut le lendemain, en se rendant au palais, que les neuf cadavres exhibés depuis quatre jours, et que les vautours déchiquetaient la veille encore à grands coups de bec, avaient été remplacés par huit autres que le froid de la mort n’avait pas encore tout à fait envahis. Quatre étaient pendus à des potences isolées ; deux, l’un au-dessus de l’autre, dans leurs san-benitos grossiers, étaient assis sur les traverses de l’échafaud ; des deux derniers enfin, étendus en travers sur des planches horizontales soutenues par de longues perches, on ne voyait que la tête, passant à l’orifice d’un de ces sacs de nattes où les indigènes conservent leur sel. M. Burton voulut avoir le mot de cet accoutrement grotesque, et apprit ainsi que ces malheureux avaient été mis à mort pour avoir volé le sel du roi, « ce qui était fort probable, » ajoute-t-il par manière de consolation.

Les rites, dont le dernier fut une purification, une aspersion solennelle, prirent fin le 19 janvier 1864, et il s’écoula trois semaines avant que le représentant de l’Angleterre pût délivrer le message dont il était porteur. Il est permis de croire qu’on le retenait ainsi pour mettre à profit ses conseils, ses indications relativement à la campagne qui devait s’ouvrir et s’ouvrit en effet, huit jours après, par le départ de l’expédition dirigée contre Abbeokuta.