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elle est bien souvent, par ses craintes, en présence de l’autre vie. De là que de sentimens nouveaux, que d’émotions, que de terreurs et d’espérances, qui n’ont jamais été connus de l’antiquité ! Nous voyons bien, en comparant les lettres de Mme de Sévigné à celles de Cicéron, que la vie intérieure, celle dont l’âme est le théâtre, a tout à fait changé d’une époque à l’autre. Dans les dissipations du monde, au plus fort des fêtes et des plaisirs, il arrivait à Mme de Sévigné d’avoir de ces pensées qui égratignent la tête, mais c’est surtout quand elle vit seule, à Livry ou aux Rochers, qu’elle a comme des retours réglés de dévotion. Là, « dans ce triste et tranquille repos, rêver à Dieu, à sa providence, posséder son âme, songer à l’avenir, » c’était sa vie entière. Elle pensait alors à sa fille absente, aux amis qu’elle avait perdus, à la mort surtout qu’elle craignait tant à cause de ce qui doit la suivre. « Je me trouve dans un engagement qui m’embarrasse. Je suis embarquée dans la vie sans mon consentement. Il faut que j’en sorte ; cela m’assomme. Et comment en sortirai-je ? Par où ? par quelle porte ? Quand sera-ce ? En quelle disposition ? comment serai-je avec Dieu ? qu’aurai-je à lui présenter ? Quelle alternative ! quel embarras ! J’aurais bien mieux aimé mourir entre les bras de ma nourrice ! » Et elle se promettait de mieux vivre désormais et de songer davantage à ce terrible moment ; mais bientôt « un souffle, un rayon de soleil emportaient toutes ces réflexions du soir. » Elle retournait dans les salons, au milieu de ses amis, reprenait plaisir aux conversations médisantes, riait comme les autres, et plus que les autres, de tous les malins récits, et ne résistait pas au plaisir de les redire avec une verve qu’on admirait. Elle s’en voulait, se grondait et ne se corrigeait pas. « Je ne suis ni à Dieu ni au diable, disait-elle. Cet état m’ennuie, quoique, entre nous, je le trouve le plus naturel du monde. » C’est dans ces alternatives que se passait sa vie et celle de la plupart de ses contemporains. Ils hésitaient, ils flottaient, comme elle, entre le diable et Dieu, jusqu’au jour, qui ne manquait pas d’arriver, où Dieu l’emportait. Tantôt c’était une grande émotion, par exemple la mort d’une personne aimée, comme il arriva à Rancé et à Tréville, qui les arrachait au monde. Le plus souvent c’était l’âge qui les ramenait aux pensées sérieuses. Pendant qu’ils gravissaient tristement « le chemin laborieux de la vieillesse, » les souvenirs d’une éducation chrétienne se réveillaient naturellement en eux et les rejetaient vers la dévotion. Les lettres de Mme de Sévigné sont pleines de ces fins pieuses. On n’échappait pas à ces sentiment. Les personnes même en apparence les plus rebelles par leur conduite ou leurs opinions, les hommes les plus occupés de leurs affaires, les plus sensibles à leurs intérêts, les femmes les plus dissipées et les plus mondaines finissaient par céder