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On peut dire qu’à chaque évolution de l’humanité l’importance de la famille s’est accrue ; mais jamais elle n’avait été si grande qu’aujourd’hui. Les sociétés anciennes vivaient sur la place publique. La société du XVIIe siècle avait placé son centre dans les salons. La nôtre a mis le sien dans la famille. Si l’on veut suivre d’une façon rapide et abrégée les progrès qu’elle a faits, on n’a qu’à voir l’importance que prend suivant les époques celui qui en est l’âme et le lien, l’enfant. Cicéron parle dans une de ses lettres d’un pauvre petit enfant de sa fille qui ne vécut pas. Ses expressions sont d’une froideur et d’une sécheresse étranges ; il l’appelle à peu près un avorton, quod natum est perimbecillimum est. L’explication de cette froideur se trouve dans la phrase suivante des Tusculanes : « quand un enfant meurt jeune, on s’en console facilement ; s’il meurt au berceau, on ne s’en occupe seulement pas. » Il n’en est plus ainsi au XVIIe siècle, et l’enfant est alors devenu un personnage dans la famille. Cependant il reste encore dans la façon dont on le traite bien des choses qui nous choquent. Ai-je besoin de rappeler ce monstrueux abus, déploré par Bossuet, de sacrifier sans pitié tous les autres enfans à la fortune du fils aîné, c’est-à-dire d’immoler l’affection à la vanité ? Nous en avons un bien triste exemple dans les lettres de Mme de Sévigné. La fille aînée de Mme de Grignan, la douce et bonne Marie-Blanche, fut de bonne heure éloignée de la maison paternelle. On ne voulait pas qu’elle prît le goût d’y vivre ; il était décidé qu’elle ne devait pas y rester. À cinq ans, on la mit au couvent, et elle n’en sortit plus ; à quinze ans, elle prit le voile sans que personne se fût demandé si cette vie austère lui convenait. Seule, la grand’mère fit entendre de loin une plainte douce et comme un soupir étouffé. « La pauvre enfant ! qu’elle est heureuse, si elle est contente ! Cela est sans doute, mais vous m’entendez bien. » Au moins parvint-elle à sauver la seconde, Pauline, qui devait être enfermée comme l’autre. Il y a quelque chose de bien triste et de bien touchant dans cet appel répété qu’elle fait au cœur de sa fille. « Aimez, aimez Pauline, lui dit-elle, ne vous refusez pas ce plaisir. » Elle eut grand’peine à se faire écouter. Il fallait bien accroître la fortune du fils et lui laisser les moyens de faire une grande figure dans le monde ; mais ce fils lui-même, qu’on voulait ainsi enrichir aux dépens de ses sœurs, ce fils si souhaité, si admiré, auquel on achetait sans compter, malgré la détresse de la famille, des compagnies et des régimens, ce fils ne fut pas dans son enfance beaucoup plus soigné que les autres. L’altière comtesse le livrait à ses domestiques. Elle le laissait à Grignan pendant ses voyages à Paris et passait des années sans le voir ; même quand il devint plus grand, il tenait encore si peu de place dans la vie de sa mère, que Mme de Sévigné