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Habitués à « charcuter » (carnear), ainsi qu’ils le disent en leur langage pittoresque, se souvenant d’avoir jadis brûlé des milliers de moutons uniquement pour faire de la chaux, les pâtres transformés en soldats n’éprouvent aucune horreur à la vue du sang versé sur le champ de bataille, et plusieurs d’entre eux dépêchent sans remords l’ennemi tombé, comme s’ils ne voyaient en lui qu’un bœuf à dépecer. La nourriture exclusivement animale doit aussi contribuer pour sa part à la férocité de certains gauchos recrutés pour le service de l’armée. Récemment encore, le pain était inconnu dans les campagnes de la Confédération Argentine. Ne mangeant que de la chair, égorgeant eux-mêmes les animaux qui servaient à leur alimentation, les habitans de la pampa différaient à peine de leurs ennemis les Indiens Ranqueles ; lorsque ceux-ci abattent une cavale, ils collent leurs bouches sur la plaie et boivent à longs traits le sang qui s’en échappe.

Quoi qu’il en soit de cette opinion au sujet de la déplorable influence exercée sur les destinées du pays par les mœurs des campagnards, il est certain que l’enfantement de la liberté a été des plus douloureux dans les républiques de la Plata, et malheureusement il reste encore beaucoup à faire pour que l’œuvre soit accomplie. Dès l’année 1811, quelques mois à peine après le commencement de la révolution, la guerre éclate entre Buenos-Ayres et le Paraguay. Les habitans de cette province repoussent l’armée des Argentins, puis ils revendiquent leur autonomie complète et se séparent des autres parties de l’ancienne vice-royauté pour se courber bientôt après sous la main de plomb du dictateur Francia. En 1814, la Bande-Orientale, qui n’a pas encore pu chasser les Espagnols de Montevideo, s’érige néanmoins en république indépendante de Buenos-Ayres, et Santa-Fé, Corrientes, Entre-Rios, Cordova, suivent son exemple. Le grand capitaine Artigas, se déclarant protecteur des peuples libres, tient à la fois la campagne contre les soldats étrangers et contre les partisans de la centralisation. L’anarchie règne dans les provinces : fédéraux et unitaires, blancs et Indiens, Espagnols du Pérou et Portugais du Brésil entrent dans la mêlée pour s’entr’égorger. À la vue de ce désordre général, de ce chaos sanglant auquel il ne savait porter aucun remède, le directeur Puyredon, épouvanté, désespéra de la patrie et noua secrètement des négociations avec l’étranger pour donner les provinces de la Plata soit à un prince brésilien, soit à un Bourbon d’Espagne ; mais tel était son amour de la centralisation qu’il posait au roi futur la condition d’établir un pouvoir fort sur toute l’ancienne vice-royauté de la Plata. La trahison ayant été dévoilée à temps, Puyredon fut obligé de donner sa démission, et les quatorze provinces,