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campagnes populeuses. Une des causes principales des révolutions qui agitaient sans cesse la république argentine et la Bande-Orientale était le manque d’intérêts communs entre les groupes épars. Cet obstacle à la prospérité nationale diminue tous les jours, et l’on peut même facilement prévoir l’époque où il aura cessé d’exister. M. Alberdi, publiciste distingué de la Plata, l’a déjà dit depuis longtemps : « Le désert est le grand ennemi de l’Amérique, et dans un désert, gouverner c’est peupler. »

II.

Quelque importance qu’ait eue parmi les causes de disputes et de guerres le défaut d’homogénéité entre les populations, il faut cependant mettre en première ligne comme élément de discorde les traditions laissées par l’Espagne dans les provinces de la Plata. En s’enfuyant du Nouveau-Monde, les Castillans avaient légué aux vainqueurs leur despotisme administratif et politique. La ville de Buenos-Âyres, fièie d’avoir conquis son autonomie, trouvait néanmoins tout naturel de gouverner les provinces éloignées et de les faire obéir, comme elle avait été accoutumée à obéir elle-même. Devenue républicaine en apparence, grâce à une vague passion de liberté, à l’esprit d’imitation, aux ressentimens provoqués par la mère-patrie, la cité coloniale était encore tout imbue de préjugés monarchiques, et voulait à son tour jouer le rôle d’une métropole souveraine. Seul port commercial de la rive droite de la Plata et gardienne du fleuve, Buenos-Ayres avait la prétention de mesurer aux villes de l’intérieur leur pitance de liberté, comme elle leur envoyait leurs provisions de marchandises. Le rêve d’empire universel, qui avait si longtemps guidé la fatale politique des rois d’Espagne, dominait encore, à leur insu, les rebelles américains, et leur inspirait des mesures dictatoriales. D’ailleurs la religion catholique, hors de laquelle il n’y a point de salut, était restée la religion de l’état. Or, là où il n’existe qu’une église, absolue, intolérante, maîtresse des âmes, il ne doit non plus y avoir qu’un seul gouvernement, maître des corps, et toute rébellion est considérée comme une hérésie.

Lors de la révolution qui détacha Buenos-Ayres de l’Espagne, les populations des provinces de l’intérieur étaient moins intelligentes et moins instruites que celles de la capitale ; plus fortement mélangées d’élémens indiens, elles subissaient avec moins d’impatience le régime infligé par les blancs espagnols, et n’avaient reçu des révolutions modernes de France et des États-Unis que des nouvelles