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l’autre dans leur magnifique uniformité. D’ailleurs au fond des étroites vallées, au milieu de toutes ces roches qui l’accablent de leur masse, l’homme n’a pas la pleine conscience de sa force ; dans l’immense étendue qu’il parcourt au galop de son cheval, il se sent au contraire sûr de lui-même et maître de l’espace. La nature qui l’environne est moins superbe que celle où l’on voit se dresser la grande assemblée des montagnes ; mais il y est plus libre, et de là viennent sa joie héroïque et ses chants d’enthousiasme.

Si les pampas de la république argentine ne le cèdent à aucun autre steppe du monde par leur caractère de beauté uniforme et grandiose, le puissant cours d’eau qui les limite à l’est doit être également rangé parmi les spectacles les plus remarquables de la terre. Le Parana, c’est-à-dire, en langage guarani, le fleuve par excellence, roule dans son lit les eaux d’écoulement de tout un quart du continent colombien. Les paquebots à vapeur remontent le fleuve principal et son tributaire le Paraguay jusqu’à Cuyaba, au centre même du Brésil, à 4,500 kilomètres de l’embouchure. En aval du confluent du Paraguay, le Parana présente une largeur de 15 kilomètres en moyenne, et dans les endroits où son lit est encaissé, où son courant est plus rapide, la nappe resserrée des eaux n’offre pas moins de 5 kilomètres. En rongeant incessamment les berges de sa rive gauche, ainsi que le font, en vertu de la rotation du globe, presque tous les fleuves de l’hémisphère méridional, le Parana délaisse graduellement les terres de la rive droite qu’il a nivelées, et tous les méandres de ses anciens lits sont remplacés par autant de rivières, les unes encore en mouvement, les autres obstruées par les vases et les troncs d’arbres. Ce n’est pas un cours d’eau, c’est un réseau de fleuves et de lacs entremêlés qui borne la pampa. Le navigateur, perdu au milieu de ce dédale d’îles, de canaux et de vastes nappes lacustres, pourrait croire qu’il vogue sur les détroits d’un archipel marin. Pendant les grandes inondations, l’aspect change : le Parana redevient un fleuve, mais un fleuve au courant formidable, dévorant d’un côté ses hautes berges, de l’autre côté s’étalant à perte de vue dans l’immensité des plaines. Alors l’eau, gonflée de 6 ou même de 8 mètres au-dessus du niveau moyen, passe en tournoyant sur les îles, reconnaissables seulement à leurs forêts de saules penchées sous l’effort du courant. Des radeaux formés de troncs d’arbres et de branchages entremêlés, des îlots entiers retenus par un lacis de racines, de grandes prairies d’herbes aquatiques parsemées de fleurs bleues, descendent en longues traînées sur le flot, se rencontrent, puis se séparent pour se rejoindre encore. Des bandes d’oiseaux volent au-dessus de ces masses de verdure flottantes, et picorent çà et là les insectes qui