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tion de l’isthme de Suez, et voilà pourquoi encore nous ne devons rien négliger de tout ce qui pourra attirer dans notre port de Gênes et sur notre territoire le transit des Indes et d’une partie de l’Orient. Vous voyez maintenant quelle est l’importance de la traversée des Alpes. »

La chambre fut subjuguée par cette parole claire, facile, allant rapidement au but, parole véritablement française, car la langue dans laquelle s’exprimait l’orateur avait encore droit de cité au parlement de Turin. Après ce discours, l’idée de la percée des Alpes sortait des nuages de la théorie, elle devenait un projet dont l’esprit pouvait saisir facilement les moyens d’exécution. Dans la même séance (17 juin 1856), M. de Cavour annonça que la chambre serait appelée à traduire ce projet en loi dans la session prochaine. Deux jours après, dans la séance du 19, la chambre, à l’unanimité, vota un ordre du jour proposé par M. Menabrea, qui obligeait le ministère à tenir sa promesse. Le gouvernement était « excité » par cet ordre du jour « à faire procéder sans retard aux expériences pour déterminer d’une manière définitive le système de perforation des tunnels, et à présenter un projet de loi pour le percement des Alpes. » On sait si M. de Cavour avait besoin d’être excité lui qui depuis trois ans préparait la grande œuvre, lui qui s’était emparé si hardiment de la nouvelle force motrice; mais il n’était pas fâché de paraître traîné à la remorque du parlement et de la nation, tout en étant lui-même le véritable auteur du mouvement. Ce fut là son grand art, le trait qui caractérise son génie politique. Quelques députés hésitaient à se lever pour voter l’ordre du jour. « Votez, dit-il, votez toujours; je suis déjà assez excité comme cela, mais j’accepte encore ce coup d’aiguillon. » Et au milieu de l’hilarité générale il se leva lui-même pour voter, en faisant le geste familier qui était la plus haute expression de son contentement, c’est-à-dire en se frottant les mains.

L’année qui s’écoula entre ce vote singulier et la présentation du projet de loi fut bien remplie. On aura l’idée de l’activité et de l’énergie déployées par les trois ingénieurs, si l’on réfléchit que ces énormes masses de fer fondu qui constituent les appareils de compression, ces colonnes de 25 mètres de hauteur, ces cylindres, ces tubes et ces grands réservoirs d’air comprimé, construits en Belgique et amenés à travers la France et la Savoie, arrivèrent en Piémont avant la fin du mois d’avril 1857, préparés à subir les expériences définitives demandées par la chambre des députés, et qu’ils furent montés à la Coscia, dans un lieu désert où il avait fallu, suivant l’expression pittoresque de M. Sommeiller à la tribune, « tarauder le fer avec les ongles. » L’activité des inventeurs était ex-