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de vive voix le souvenir des événemens remarquables, et, de même que les scaldes du Nord, recueillaient une foule de traditions qui sans eux se seraient éteintes dans l’oubli. Leur talent de généalogistes les faisait en outre rechercher par les familles nobles. Tout château avait son barde. La présence de ce dernier relevait l’éclat des fêtes, portait bonheur aux naissances et aux mariages. Les lois de Hoel Dha, qui remontent aussi loin que l’an 940, consacrent l’office du bardd teulu ou barde de cour, qui jouissait de grands privilèges[1].

Lorsque le roi d’Angleterre Édouard Ier eut enfin brisé la longue et héroïque résistance des Welshes, il voulut leur arracher les dernières armes qui restent aux vaincus, leur poésie, leurs chroniques, leurs légendes. Non content de soumettre les habitans du pays de Galles, il résolut de faire la guerre aux fictions. Pour arriver à ses fins, il massacra les bardes. Cette politique cruelle ne fut point adoptée, il faut le dire, par ses successeurs. Ils comprirent que, si la poésie évoque dans certains cas les fantômes de la nationalité frappée au cœur, elle peut aussi adoucir les ressentimens d’une race fière, belliqueuse et facile à émouvoir. À ce dernier point de vue, ils rétablirent les assemblées littéraires ; seulement ils se réservèrent le droit de nommer eux-mêmes les juges chargés d’examiner le sujet des compositions. C’était ainsi une sorte de censure exercée par les vainqueurs sur les inspirations de la race conquise. La reine Élisabeth est la dernière qui soit intervenue dans la célébration des eisteddfodau. Après elle, ces congrès de bardes et de ménétriers ont obéi à l’influence de sociétés locales fondées pour l’encouragement de la littérature welshe.

Au moment où j’étais dans le pays de Galles, un grand eisteddfod devait avoir lieu à Llandudno. Je m’y rendis, curieux d’assister à une des scènes les plus émouvantes chez un peuple si sensible à la poésie. Llandudno, autrefois un village de contrebandiers, aujourd’hui une jolie ville de bains, s’élève au nord des Wales sur un magnifique promontoire, où elle se trouve abritée par de hautes falaises. Un eisteddfod attire toujours un grand nombre de poètes, d’écrivains et de curieux ; je dois même dire que les saltimbanques, les jongleurs, les danseurs de corde, s’y donnent aussi rendez-vous. De même que le grand jour du derby à Epsom, ces solennités poétiques ont dans le pays de Galles le privilège de réunir toutes les classes de la société. Les uns y viennent pour s’instruire, d’autres y cherchent une source de plaisir et d’amusemens ; mais dans tous

  1. Il dînait à la table du roi, possédait des terres exemptes d’impôts, avait une garde-robe bien garnie et un cheval nourri aux frais de la couronne.