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primé, et pour la science, si je ne me trompe, autre chose est de s’étendre autant qu’elle peut, de s’exercer dans sa pleine indépendance, d’imprimer son sceau définitif sur ce qu’elle conquiert patiemment chaque jour, autre chose est de nier ce qu’elle n’a pas réussi à comprendre, ce qui commence justement là où elle s’arrête, au bord de l’infini. Étendez autant que possible la limite : au-delà il reste toujours ce qu’on n’explique plus et ce qui n’existe pas moins, la grande et vague région de l’inconnu. Il est certain que bien des mystères de pur dogme ne sont pas plus incompréhensibles et plus étonnans que ces autres mystères au milieu desquels nous marchons, et que nous arrivons presque à croire tout naturels parce que nos yeux sont accoutumés à les voir se dérouler, parce que nous les coudoyons en quelque sorte. Celui qui n’admet que ce que la science saisit et démontre par ses propres moyens s’est-il arrêté un instant à se considérer lui-même, à s’écouter vivre et penser? S’est-il demandé comment s’est allumée cette étincelle qui brille en lui, comment se transmet l’existence, dans quel recoin de l’espace se cache cette chose fuyante et insaisissable qui s’appelle le principe de la vie? S’est-il adressé le mot que M. Michelet prête au Persan : « D’où suis-je venu? De mon père; mais le premier père? » N’a-t-il jamais été troublé en contemplant la souveraine et énigmatique majesté du monde qui l’environne? Et croyez-vous que quelques lubies semées sur le connu et sur l’inconnu répondent au redoutable problème?

Vous aurez beau transporter le fils des hommes sur la plus haute montagne, le flatter du don dangereux de la toute-puissance et de l’universelle intelligence, lui dire que les royaumes et les empires sont à lui, que rien n’existe en dehors de ce que sa science peut comprendre, qu’il est lui-même le souverain auteur de toutes les religions indistinctement, du christianisme comme de toutes les autres : le fils des hommes sent sa puissance, il est vrai, mais il sent en même temps sa faiblesse; il sent la borne invisible, et ce qu’il a de grandeur morale tient justement quelquefois à cette borne contre laquelle il se raidit saisi d’une inexprimable angoisse : témoin Pascal, le plus émouvant et le plus noble des êtres pensans. En réalité, même après avoir lu la bible nouvelle de M. Michelet, et après s’être pénétré de son humanité, le mortel le mieux abreuvé aux grandes sources peut avoir encore quelques doutes. Il se dit qu’il peut certainement surprendre les forces cachées de la nature, les plier sous sa main intelligente, qu’il peut découvrir des lois et des constellations, produire les combinaisons les plus gigantesques ou les plus gracieuses de tout ce qui existe, et qu’il ne peut réellement créer un brin d’herbe. Quand il étend son regard autour de lui, au-dessus de lui, il se sent de force à expliquer bien des phé-