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professent si peu d’estime. Vers la fin de notre excursion, nous rencontrâmes un grand village, Modannenen-Tchaltik, situé au milieu de vastes landes où le pas de nos chevaux faisait lever à chaque instant des bandes de francolins. Au premier coup d’œil, Tchaltik nous fit l’effet d’un village kurde ; nombre de tentes noires étaient dressées dans la prairie, devant la colline dont le pied porte les maisons. Comme chez les Kurdes, les femmes se montraient, le visage tout à fait découvert, devant la tente et auprès de la fontaine. Cependant, quand nous fûmes assis sous une des tentes et que nous causâmes avec les agas du village, ceux-ci, en réponse à nos questions, s’empressèrent de nous déclarer qu’ils étaient Turcs, et non pas Kurdes ; ils avaient l’air de croire que nous leur faisions une injure en doutant de leur origine tartare. En les regardant avec attention, je reconnus d’ailleurs bientôt qu’ils disaient la vérité ; aucun de ceux qui m’entouraient n’avait le type et la physionomie kurdes ; n’eussent-ils point parlé, le caractère de leurs traits et leur majestueuse indolence m’eussent bientôt averti de mon erreur. C’étaient bien des Turcs ; mais, tout entourés de tribus kurdes et se trouvant dans de semblables conditions de climat et de milieu, ils ont involontairement copié leurs voisins, ils ont pris quelque chose de leurs coutumes et de leurs manières.

Ce qui jusqu’ici a empêché les Kurdes de tirer parti de cet ascendant inavoué, mais réel, qu’ils ont conquis dans la province, c’est l’isolement où les tiennent leur langue, leurs usages, leur ignorance, ce sont ces habitudes de brigandage que favorisent la faiblesse et parfois la complicité des représentans du pouvoir central ; mais qu’on mette des troupes régulières à la disposition des gouverneurs de Kaisarieh, d’Iusgat, d’Afioun-Kara-Hissar et d’Angora, qu’une prompte et sévère répression atteigne tous les vols à main armée, comme du temps d’Izzet-Pacha, comme cela même arriverait encore, si on envoyait dans l’Haïmaneh Ahmet-Vefik-Effendi, les Kurdes auront bientôt renoncé au brigandage. À quoi pourra s’appliquer alors leur activité, c’est ce que montre l’exemple de ce grand marchand kurde dont la libéralité aura plus fait que celle du sultan pour réunir les deux rives de l’Halys et pour tenir ouverte en toute saison une des routes les plus importantes de l’Asie-Mineure. La meilleure partie du commerce des bestiaux dans l’Anatolie est entre les mains des Kurdes ; en louant aux conducteurs de caravanes ces chameaux qu’ils vont emprunter à la Syrie, ils tirent aussi de grands profits du mouvement de marchandises qui se dirige vers Smyrne, les Dardanelles, Nicomédie ou Samsoun. Enfin l’agriculture, qui ne fait que de naître chez eux, paraît devoir se développer et s’étendre autour de leurs villages. La