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son caractère s’assouplissait et se trempait tout à la fois. Ce qui a manqué jusqu’ici aux kurdes de l’Haïmaneh, ce sont des occasions semblables. Je ne doute pas qu’il n’y ait parmi les chefs de ces familles et de ces villages plus d’un homme qui, par son courage et son activité, serait bientôt en mesure de se faire remarquer sur un plus grand théâtre, si les circonstances l’y poussaient. Les Turcs affectent de mépriser les Kurdes, leurs voisins. Répondant à une question que je lui avais adressée, un aga turc me disait : « Nous prenons quelquefois en mariage les filles des Kurdes, mais jamais nous ne leur donnons les nôtres. » Il oubliait de dire que les Kurdes se passent quelquefois de la permission qu’on leur refuse. En rentrant à Angora, nous nous arrêtâmes dans le village turc de Tchalich ; c’était là que venait d’avoir lieu un événement dont on parlait dans tout le pays. Une jeune Turque d’une vingtaine d’années, la fille d’un aga de Tchalich, l’un des plus riches et des plus fiers de la province, s’était livrée à un berger kurde ; c’était elle, paraît-il, qui avait fait les premières avances. Ils étaient depuis plusieurs jours ensemble dans la montagne ; de tous les villages voisins, les Turcs se mirent à leur poursuite, et on finit par retrouver la jeune fille, qui fut déposée dans la maison d’un voisin ; son père ne voulut pas la reprendre sous son toit. On se demandait partout ce que le père allait faire de la coupable. La donnerait-il au berger kurde ? Mais sa fierté souffrirait trop d’une pareille mésalliance. Trouverait-il quelque Turc qui, attiré par l’appât d’une dot, consentît à épouser sans retard la réprouvée ? Ou plutôt ne l’étranglerait-il pas une de ces nuits ? Quand le bruit causé par cette affaire serait un peu tombé, ne dirait-il pas un beau matin que sa fille était malade depuis plusieurs jours et qu’elle était morte dans la soirée ? Personne ne s’en serait inquiété. Le berger kurde, par qui la honte était entrée dans la maison du Turc, n’avait pas été pris ; on s’était sans doute arrangé pour le laisser échapper, et Dieu sait pourtant si on n’eût pas été heureux de le punir de son audace ; mais c’eût été irriter et provoquer la tribu kurde à laquelle il appartenait, et les Turcs au fond craignent les Kurdes : tout en leur témoignant, quand l’occasion s’en présente, un dédain affecté et une impuissante mauvaise volonté, ils plient sans cesse devant leur énergie redoutée.

Un fait curieux, c’est que, dans l’Haïmaneh, si l’une des deux races qui s’y partagent le sol subit l’influence de l’autre, ce ne sont point les Kurdes qui se laissent atteindre et modifier par le contact et l’exemple de leurs voisins : ce sont les Turcs, ces conquérans de l’Anatolie, ces anciens maîtres de la terre, qui peu à peu, dans plusieurs cantons de cette province, se mettent à imiter les usages de ces nouveaux venus, de ces pâtres turbulens pour lesquels ils