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cachent la figure au moins devant un étranger, et jamais, en aucun état de cause, elles ne se mêleraient ainsi à la conversation des hommes.

Ici comme ailleurs, ce que la femme gagne en liberté doit profiter à sa dignité. Les femmes kurdes, nous assurait-on à Angora, sont d’actives et de laborieuses ménagères. Ce qui leur manque, comme à leurs maris, c’est l’instruction, même élémentaire. Ces colonies sont formées de familles qui, avant de s’établir en ces lieux, ont mené longtemps, loin des villes, la vie sauvage du pâtre isolé dans les clairières des bois ou sur la lande déserte ; le contact des hommes n’a pas encore poli leurs manières. On ne rencontre guère chez eux cette politesse naturelle, cette courtoise et noble aisance qu’a donnée aux Osmanlis l’habitude héréditaire du commandement, et que le voyageur est tout étonné de trouver à chaque instant chez l’ouvrier ou le paysan. Mes hôtes kurdes ont presque tous quelque chose d’un peu abrupt et d’un peu étrange ; mais on sent bien vite chez eux une force native, un amour du mouvement, un goût pour l’action et l’effort, qui répondent de leur avenir. Quoique les Kurdes soient relativement peu nombreux dans ces provinces centrales de l’Asie-Mineure, toutes les populations qui vivent à côté d’eux les redoutent, et évitent à tout prix d’entrer avec ces rudes voisins en collision et en lutte ouverte. L’autorité turque a pour eux de grands ménagemens ; pour tout ce qui regarde l’impôt et la conscription, elle traite avec eux par l’intermédiaire de leurs chefs ou beys, et se garde bien de pousser trop loin ses exigences. Si un pacha veut s’enrichir aux dépens de ses administrés et tirer de quelques cazas ou cantons une somme deux ou trois fois plus forte que celle dont il doit tenir compte au gouvernement central, il se gardera bien de faire peser sur les villages kurdes ces contributions illégales ; il s’exposerait ainsi à voir les cavaliers kurdes infester aussitôt toutes les routes et couper toutes les communications.

Les Kurdes ont à Angora la réputation d’être de hardis et infatigables voleurs, et cette réputation, ils paraissent la mériter. Au moment où je me préparais à partir pour l’Haïmaneh, nos amis les Arméniens catholiques et les Grecs d’Angora manifestaient les plus vives inquiétudes ; on m’envoyait dire, par ceux en qui je devais avoir le plus de confiance, de ne point partir, que, si je partais, je ne reviendrais pas. Je ne tins aucun compte de ces avertissemens ; je savais que dans toute l’Anatolie les brigands, qui peuvent dépouiller tout à leur aise Arméniens, Turcs et Grecs, ne se hasardent guère à attaquer les Francs : ils n’ignorent pas que le risque serait plus grand que le profit. Je ne craignais donc rien, et je me trouvai bien de ma sécurité ; mais il me fut impossible de conserver la moindre