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vages qui m’entouraient ce que c’est que cette race indo-européenne où les classent d’emblée et leur type physique et le dialecte qu’ils parlent, dialecte où tout est aryen, la grammaire aussi bien que les racines. Cela pourtant les divertissait quand je prononçais pour eux un mot français tout à fait analogue, de son comme de sens, au mot kurde qu’ils venaient de me dicter ; non se dit en kurde nono, — dent, dadân, — pied, , etc. Ils comprenaient que notre langue ressemblait à la leur bien plus que le turc, et ils riaient aux éclats, en montrant leurs dents blanches et tranchantes, quand je leur affirmais que mes compatriotes et moi, qui demeurions si loin au-delà des mers, si loin de ces montagnes qu’ils regardent comme leur berceau, nous étions originaires de la même contrée que les Kurdes, qu’eux et nous faisions partie d’une même famille aujourd’hui dispersée à tous les vents du ciel[1].

Tout ce que je vois, tout ce que j’apprends des habitudes des Kurdes et de leur manière de vivre confirme la pensée que suggèrent tout d’abord la coupe de leur visage et la physionomie de leur langue. Leur caractère, leur âme même, aussi bien que leur corps et que leur idiome, sont vraiment de race aryenne. Quoiqu’ils soient musulmans et sunnites, leurs usages diffèrent en des points importans de ceux des Turcs. Comme tous les peuples indo-européens à qui l’islamisme s’est imposé par la conquête, comme les Persans par exemple, ils n’ont accepté cette foi nouvelle que sous bénéfice d’inventaire, ils ne se sont pas soumis à toutes ses prescriptions. Quoiqu’en plein pays turc, leurs femmes ont toutes le visage découvert ; elles ne songent pas à se voiler, même sur le passage d’un ghiaour. Le premier jour où, dans l’Haïmaneh, je rencontrai des Kurdes, deux jeunes femmes, qui lavaient du linge au ruisseau, nous regardaient en face, Méhémed et moi, et nous saluaient en riant de refrains moqueurs que mon cawas, qui comprenait leur langue, refusa absolument de me traduire. Je fus encore plus étonné en voyant dans d’autres villages les femmes venir s’asseoir, toujours la face découverte, parmi les hommes, dans la maison où nous étions installés, et prendre part, comme aurait pu le faire en pareille occurrence une de nos paysannes, à la conversation générale. Je n’ai jamais rien vu de pareil, pas même chez ces mahométans crétois qui sont presque tous d’origine grecque, qui font du vin, qui en boivent publiquement, et qui passent pour de fort mauvais musulmans. Les femmes, quoique moins sévèrement voilées en Crète que dans plusieurs autres parties de l’empire, se

  1. Voici les noms de nombre, tels que les prononcent les Kurdes de l’Haïmaneh ; ils suffiront à montrer combien leur dialecte est voisin du persan : 1 iekki, 2 douan, 3 sian, 4 tchour, 5 pench, 6 chech, 7 aft, 8 aicht, 9 na, 10 da, 100 sat, 1,000 azar.