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oublié l’usage de la tente, ont construit des maisons. Ce n’est d’ailleurs point par là seulement qu’ils se sont attachés au sol et qu’ils en ont pris possession. Autour de tous ces villages, ils ont défriché et labouré quelques terres ; mais cette culture et ces récoltes restent encore pour eux une chose secondaire : à peine sèment-ils assez d’orge et de blé pour leur propre consommation. Ce n’est pas de cela qu’ils vivent, ce n’est point par le labourage qu’ils gagnent de quoi acheter les riches vêtemens, les belles armes dorées et damasquinées dont ils aiment à se parer, les étalons de race que montent leurs chefs. Ce qui fait leur richesse, ce sont les chevaux et les bestiaux qu’ils élèvent pour les vendre à Stamboul, à Smyrne, à Trébizonde. De l’Haïmaneh à Constantinople, les troupeaux qu’ils conduisent sans cesse sur ce grand marché sont à peu près quarante jours en route. Les pâtres kurdes font à l’occasion de plus grands voyages : il arrive à Constantinople des troupeaux qui viennent du Kurdistan même, des environs de Van, et qui ont été en chemin parfois plus d’une année. Le village de Katrandji-Innler, un des plus prospères de l’Haïmaneh, possède une soixantaine de chameaux qu’il loue aux conducteurs de caravanes. Un chameau vaut, parvenu à son plein développement, 8,000 piastres, près de 1,600 francs, valeur énorme en comparaison de celle des autres animaux domestiques. Ainsi un bœuf, s’il sait déjà travailler, coûte dans l’Haïmaneh environ 1,000 piastres ; s’il n’a pas encore été mis à la charrue, seulement 600. Posséder ici un chameau, c’est comme si l’on était propriétaire en Occident d’un attelage de roulier. Le chameau étant le plus puissant moyen de transport que possède le commerce dans tout l’intérieur de l’Asie, on fait de beaux bénéfices en le mettant à la disposition des négocians. D’ailleurs aucun de ces chameaux n’est né en Anatolie ; ils viennent tous de la Syrie. Les Kurdes prétendent que ces animaux ne se reproduiraient pas dans le pays qu’ils habitent. On peut voir pourtant dans la Grèce centrale, à Salona, l’ancienne Amphissa, un troupeau de chameaux qui subsiste depuis le temps de la domination turque, et qui compte déjà plusieurs générations. On sait aussi que le chameau a été naturalisé avec succès dans la Basse-Toscane, aux environs de Pise. Quoi qu’il en soit de cette question d’acclimatation, peut-être après tout les Kurdes trouvent-ils plus de profit à aller chercher cet animal dans la Syrie, sa vraie patrie, où il naît, où il grandit dans les conditions les plus favorables.

Nous avons donc suivi les Kurdes, ces transfuges de la montagne, dans les différentes périodes, dans les phases naturelles et successives de leur vie d’émigrans. Nous avons montré d’abord le pâtre nomade qui erre sur la lande, plantant sa tente aujourd’hui auprès