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rai jamais avec la même aisance. C’est à peine si, à la fin du repas, après avoir pris de tous les plats, ils se sont sali le bout des doigts. Chaque personne a auprès de soi, pour manger la soupe, les confitures et le riz, une cuiller de bois. — Après souper, on apporte le café, et je gagne le cœur de tous les Kurdes assis en file et appuyés contre le mur en faisant passer de main en main mon sac à tabac, bourré du meilleur que l’on puisse trouver à Angora. La chambre est bientôt remplie de fumée ; les serviteurs entretiennent dans l’âtre un feu qui n’éclaire que le groupe voisin du foyer ; le reste se perd dans la vapeur et l’ombre épaisse.

C’est ici que je vois employer pour la première fois un combustible que je devais retrouver en usage dans tout le pays au sud et à l’est d’Ancyre, dans toute l’ancienne Cappadoce. Dans l’Haïmaneh, dans la province d’Iusgat, il n’y a nulle part de bois, et en même temps l’hiver est très rude. Lorsque souffle sans obstacle sur ces grandes plaines nues le vent glacial qui vient de Russie et que le sol est au loin couvert d’une épaisse couche de neige, il ne suffirait pas, pour avoir chaud, d’enfoncer en terre sa tanière et de s’y tenir renfermé, comme des animaux hibernans. On a d’ailleurs à faire cuire ses alimens. Il fallait donc, pour que tout ce pays ne fût pas absolument inhabitable, inventer un moyen de chauffage. On l’a trouvé dans la fiente desséchée des animaux, que l’on recueille, que l’on prépare et que l’on conserve avec soin. Tout ce que l’on a ainsi ramassé dans les étables à bœufs, dans les pâturages, dans les endroits où s’arrêtent ordinairement les caravanes, on le jette dans de grandes fosses, où on le mêle avec de l’eau ; puis les femmes et les jeunes filles pétrissent cette pâte, où elles enfoncent leurs bras nus jusqu’à l’épaule. Elles la façonnent ainsi en brunes galettes que l’on étend, pour les faire sécher, sur le sol, ou que l’on colle plus souvent contre les murs des maisons. L’automne venu, avant les pluies, on détache tous ces gâteaux, qui ont pris à peu près l’aspect de certaines tourbes tout en restant bien plus légers, et on les entasse dans un coin de l’habitation. Quand ils ont été convenablement fabriqués et séchés, ils s’allument vite et brûlent bien, avec une petite flamme bleuâtre qui répand une odeur légèrement musquée. En somme, on s’y habitue très vite, et dans l’Haïmaneh cela me paraissait tout naturel de voir préparer mes alimens et d’allumer ma pipe avec un morceau de ce charbon animal.

Dans tous les villages kurdes que je visitai et où je m’arrêtai dans le cours de cette excursion, à Kara-Omerlu, à Eski-Tchalich, à Tambour-Oghlou, à Evli-Fakli, dans plusieurs autres encore, comme à Katrandji-lnnler, je retrouvai le même type, le même costume, la même langue, les mêmes habitudes. Partout les Kurdes, sans avoir