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préparer en quelques minutes le café pour les visiteurs, il faut avoir toujours sous la main un charbon pour allumer sa pipe. Des deux côtés de la pièce, collée sur la terre le long du mur, une large bande de feutre remplace le divan ; c’est sur ce feutre que s’assoient les visiteurs ordinaires ; pour les hôtes de distinction comme nous, on met encore par-dessus des matelas et des coussins. Au milieu se trouve un passage, où aucune étoffe ne recouvre le plancher de terre battue. Plusieurs des chefs de famille du village viennent s’asseoir sur le feutre à côté et en face de moi. Nous causons en attendant le souper ; malheureusement ils parlent le turc très incorrectement et le prononcent très mal ; sans l’intermédiaire de mon cawas, qui est de Kharpout, dans le voisinage du Kurdistan, sur le haut Euphrate, je ne comprendrais pas grand’chose à ce jargon. Entre eux, les habitans de tous ces villages ne parlent jamais que leur propre langue, le kurde, et les femmes, les enfans n’en savent pas d’autre. Les hommes, qui vont et viennent, apprennent du turc juste ce qu’il en faut pour pouvoir communiquer avec les habitans des villages voisins, et pour aller vendre à Constantinople et dans les grandes villes de l’Anatolie le bétail qu’ils élèvent.

Au bout d’une heure environ, on apporte le repas avec le même cérémonial, si souvent décrit, que chez les Turcs. D’abord un serviteur, mettant un genou en terre pour que nous ne soyons pas forcés de nous lever, nous présente l’aiguière et nous verse de l’eau sur les mains, puis il nous tend le bout de la longue et moelleuse serviette qu’il porte, dépliée et pendante, sur l’épaule. On pose devant nous une petite table ronde, élevée de trente centimètres environ au-dessus du sol ; autour d’elle s’assoient par terre, les jambes croisées sous eux à la mode des tailleurs, outre mon cawas et moi, deux ou trois des principaux Kurdes. Les plats se succèdent avec rapidité : parmi eux, je remarque une purée de feuilles de mauve et des feuilles de vigne farcies ; mais le morceau de résistance, celui auquel je fais honneur le plus vaillamment, c’est la moitié d’un mouton rôti à grand feu ; le ventre en est bourré de riz mêlé avec du raisin de Corinthe. J’ai emporté d’Angora un couvert de voyage, je m’en sers quand je mange seul ; mais quand je dîne avec des hôtes qui m’ont bien accueilli et auxquels je veux témoigner des égards, je laisse la fourchette dans ma poche, et j’imite de mon mieux la manière de faire de nos convives ; comme eux, je mets hardiment la main au plat et je mange avec les doigts de la main droite ; il faut montrer qu’on sait vivre et qu’on connaît les belles manières... Les Orientaux apportent d’ailleurs une extrême adresse à se servir de cette fourchette naturelle, que je ne manie-