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encore vus en Orient. Des deux côtés se dressent des falaises nues et fauves, de la pierre brûlée ; au fond de la vallée, c’est un ruisseau qui se traîne dans les roseaux, c’est un pré qui n’est pas vert, mais qui l’a été et qui le redeviendra, on le devine à je ne sais quelle teinte un peu plus fraîche qui persiste sous les grandes herbes bridées. Dans ce pré, si cela peut s’appeler du même nom qu’une prairie normande, on voit debout, couchés, une centaine de chameaux, toute une caravane au repos ; dans un coin du tableau, au bout d’une sorte de cap que projette en ayant la haute colline, un seul arbre, un peuplier, et tout autour les maisons à toit plat, avec les couvertures empilées en tas sur les terrasses ; plus bas, les tentes noires encore dressées sur leurs piquets. Parmi les tentes vont et viennent les femmes qui préparent le repas. Des enfans, la tête chargée de piécettes d’argent, se roulent à terre, et de jeunes poulains hennissent et appellent leurs mères.

Les femmes, qui nous suivent des yeux avec surprise pendant que nous passons au milieu des tentes pour gagner le village, ont une singulière coiffure, qui m’avait fait déjà remarquer dans le bazar d’Angora des groupes de matrones kurdes faisant leurs emplettes. Elles portent sur la tête une sorte de pelotte, sans doute rembourrée de coton, qui a la forme tantôt d’une marmite renversée, tantôt d’une crête de coq. Sur cette masse s’attache un voile blanc qui retombe sur les épaules. Quelques-unes sont jolies ; en général, elles semblent plus sauvages encore que leurs maris. Les hommes, à part la différence de physionomie et de type déjà signalée, ne se distinguent guère ici des Turcs que par des vêtemens plus brillans. Ils paraissent avoir un goût des plus marqués pour les turbans de soie damassée et pour les vestes rouges brodées d’or. Leurs fez sont cylindriques, au lieu de suivre, comme les fez turcs, la forme de la tête. Les Kurdes ont perdu, depuis qu’ils se sont fixés dans le bas pays, l’usage de ces énormes turbans que leurs frères portent dans le vrai Kurdistan. Là, dit un voyageur, le turban se compose parfois d’une trentaine de châles et de mouchoirs enroulés l’un autour et au-dessus de l’autre, au point que cet échafaudage finit par atteindre une hauteur et une circonférence fabuleuses.

Je suis le premier Européen qui, de mémoire d’homme, ait paru dans ce village. Aussi m’entoure-t-on avec curiosité quand je mets pied à terre devant la maison du chef, auquel on donne le titre de bey, et qui possède, à ce qu’il paraît, de grandes richesses en troupeaux et bêtes de somme. Sa demeure ressemble pourtant à toutes celles que nous avons trouvées dans les villages kurdes. C’est une longue pièce assez étroite ; au fond, en face de la porte, une sorte de cheminée où brûle presque toujours un petit feu : il faut pouvoir