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grands cris, destinés à encourager, à exciter les chevaux. Un étalon, plus hardi que les autres, se décide enfin. Il entre dans l’eau, toute la troupe le suit ; après quelques pas, elle perd pied et commence à nager bravement ; elle aborde bientôt, au milieu du fleuve, sur un banc de sable où elle n’a de l’eau que jusqu’au genou, et là, craintive et frileuse, elle s’arrête et semble se demander avec inquiétude si le bras qui lui reste à franchir n’est pas plus profond encore, le courant plus dur, l’eau plus glacée. Plusieurs font mine de vouloir retourner en arrière ; mais, sur la rive qu’ils ont quittée, les bergers sont toujours là qui leur jettent des pierres, qui les menacent de la voix et du geste, tandis que sur l’autre bord les femmes les appellent doucement, avec des paroles encourageantes et flatteuses. Après quelques instans d’hésitation, celui qui avait déjà conduit la marche se remet à la nage ; on l’imite, et cette fois la bande gagne le rivage et monte sur la berge, reniflant l’eau à pleins naseaux et secouant ses crins humides ; puis tous, étalons, jumens suivies de leurs poulains qui se serrent contre elles, s’élancent, avant qu’on ait eu le temps de les saisir, vers la forêt voisine, pour s’y sécher au feuillage et s’y essuyer dans les grandes herbes ; sur leurs traces se précipitent les femmes et les enfans pour s’emparer d’eux et les ramener près du campement.

On ne trouve pas chez les Kurdes de l’Haïmaneh ces régulières et annuelles migrations si souvent observées chez d’autres populations pastorales ; c’est qu’ils sont établis à une assez grande distance de toute montagne, sur un plateau qui est élevé de 8 ou 900 mètres au-dessus du niveau de la mer, et où les chaleurs de l’été ne paraissent pas être jamais excessives ; les troupeaux y peuvent trouver à vivre en toute saison. Ils n’ont donc point, à proprement parler, de ïaïlas ; mais pendant tout l’été, quittant leurs maisons aux épais murs de terre, ils vont habiter sous la tente, qu’ils plantent à quelques pas du village, sur la pelouse où paît leur bétail. Ils s’y trouvent, disent-ils, plus à l’aise pendant les nuits d’été que dans leurs étroites demeures ; ils y respirent plus librement, ils y dorment mieux.

C’est vers cinq heures du soir que, le 29 septembre 1861, j’arrivai au plus grand des villages kurdes que j’aie vus dans l’Haïmaneh, Katrandji-Innler, « les grottes de Katrandji, » situé sur le bord d’un ruisseau, Gheuk-bounar, qui descend au Sakharia. Quelques familles sont encore sous leurs grandes tentes noires, d’autres sont rentrées déjà dans leurs maisons d’hiver, dont plusieurs, adossées au roc, ont pour arrière-appartement et pour magasin les plus commodes de ces nombreuses cavernes auxquelles le village doit son nom. C’est ici un des paysages les plus originaux que j’aie