Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/619

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

transmettait avec le sang de génération en génération ; il y avait des habitudes invétérées de vagabondage qui persistent aujourd’hui encore dans le plus grand nombre des petits groupes dont se compose ce peuple étrange. Rien de pareil chez les Kurdes ; seulement, une fois que l’esprit d’aventure et le désir de se faire une vie plus large et plus aisée les ont chassés de leurs montagnes, ils se promènent pendant un temps plus ou moins long avant de fixer quelque part leur nouvelle demeure, avant de jeter dans le sol de nouvelles racines. L’état où j’avais trouvé les premiers Kurdes qui se fussent offerts à moi, c’est le premier stage de l’émigration, l’époque où l’on cherche et compare, afin de choisir le voisinage des plus fraîches eaux et des plus nourrissans pâturages. Il n’y avait, me dirent eux-mêmes ces Kurdes, que douze ou quinze ans qu’ils étaient venus du Kurdistan dans cette région de l’Anatolie.

De l’autre côté d’Uskub, entre cette ville et Boli, je rencontrai, quelques jours après, un Kurde qui me représente le second moment, la seconde période de l’émigration. C’est un homme dans la force de l’âge, qui a commencé à se prendre à la vie sédentaire. Né ici, il aime cette lande boisée dont il a défriché une partie. Il nous montre ses champs de maïs et les sauvageons qu’il a écussonnés. Il allait faire le dernier pas qui marque le renoncement définitif à la vie nomade et qui consacre le mariage de l’homme avec la terre : il allait se bâtir une maison, et déjà il avait abattu les arbres qui devaient lui fournir ses maîtresses poutres, quand l’autorité résolut d’établir tout près de lui, de l’autre côté du ruisseau, un village de Tartares. Cela l’a décidé à attendre encore. Il craint qu’on ne gâte ses champs, qu’on ne cueille ses pommes. Peut-être, si ses voisins se montrent par trop incommodes, lèvera-t-il les piquets de sa tente pour aller les replanter un peu plus loin, dans quelque autre clairière de la forêt ; mais ne craignez rien, ce n’est déjà plus un nomade que l’homme qui laboure et qui greffe. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il élèvera la maison depuis longtemps projetée.

Cette dernière démarche, les Kurdes de l’Haïmaneh l’ont accomplie depuis longtemps. Ils se sont construit des maisons, mais ils ont toujours des tentes. Dans toute l’Anatolie, il est bien rare qu’on passe toute l’année sous un même toit. La plupart des villages de la plaine ont dans la montagne leur village d’été ou ïaïla, situé souvent à dix ou quinze heures de distance. Le village d’été, placé presque toujours dans une région plus ou moins boisée, se compose de cabanes bâties en troncs non équarris ou bois de grume ; l’air pénètre librement à travers ces pièces mal assemblées et qui n’ont point d’adhérence. C’est vers la mi-juin que l’on monte à ce que l’on appellerait en Suisse des chalets. On a chargé sur des bêtes