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sition sociale qu’elle occupe. Aussi le domaine du New-Jersey est-il bientôt affranchi de toute hypothèque, et lorsque le gouvernement américain, averti de la déconsidération qui s’attache à son agent, révoque purement et simplement Thomas Granville, l’insensé revient à peu près dénué de toutes ressources, tandis que sa maîtresse rentre à New-York littéralement chargée de dépouilles opimes.

Là ils se séparent définitivement, et pendant que Clara continue à suivre avec le même succès cette carrière où elle marche d’un pas si ferme, d’un front si assuré, l’ancien consul franchit en quelques mois tous les degrés de l’avilissement le plus abject. Sa famille est redevenue implacable pour lui, et il touche aux dernières extrémités de la misère; il est déjà sur la limite mal définie de certaines industries équivoques et de ces premiers délits, à peine plus coupables, que suit une flétrissure indélébile, quand un généreux inconnu lui vient en aide, le retire du bourbier où il allait périr, tout cela par des motifs ignorés et provisoirement inexplicables. En réalité, c’est encore Clara Norris qui tend la main à ce malheureux, non par pitié, comme on pourrait le croire, mais pour le faire servir à ses projets de vengeance. Traitée naguère avec une rigueur dédaigneuse par Pitt Granville et tous les siens, elle s’est promis de mettre sous ses pieds, si jamais l’occasion s’en présentait, l’orgueil de cette altière famille. La destinée, complice de ses rancunes, vient justement de ramener à New-York le fils du banquier, ce Walter qu’une inflexible résistance aux volontés paternelles a réduit à s’engager comme matelot à bord d’un navire baleinier. Clara se hâte de le recueillir chez elle, l’éblouit et l’asservit par ses générosités, le fascine par ses caresses, et, après l’avoir suffisamment préparé à cette offre inattendue, elle lui propose de l’épouser.

Ce n’est pas tout cependant : il lui plaît encore, par une sorte de raffinement, que cette union, flétrissante pour le nom des Granville, soit consacrée en présence de l’un d’eux; elle prétend que l’oncle, mis à sa merci par le dénûment où elle le sait plongé, figure parmi les témoins de son mariage avec le neveu. Peut-être le malheureux, si déchu qu’il soit, s’y refuserait-il, arrêté par un dernier scrupule; mais on l’étourdit par des libations répétées, on le trompe aussi longtemps que l’exige la circonstance sur le véritable nom du futur, et le programme infernal de la courtisane se réalise point par point. Une fois rendu à lui-même et lorsque Clara triomphante l’a mis au courant de ce qui se passe, le pauvre Tom éprouve, il est vrai, quelques remords d’être intervenu si mal à propos; mais il a tellement perdu tout ressort, toute dignité virile, la misère l’a si complètement assoupli et métamorphosé, qu’il accepte des nouveaux époux les deux ou trois cents dollars destinés à le payer de sa complaisance. Ajoutons que son infamie semble lui porter bon-