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motifs valables pour se refuser aux empressemens de Thomas Granville. Elle était déjà son banquier, elle devient sa maîtresse, et, fière de l’enlever à une femme aussi belle que l’est Kate Pinckney, cumule encore quelque temps des fonctions que certaines dames du demi-monde ne trouvent nullement incompatibles. Les remords n’existent plus dans ce jeune cœur, déjà ouvert aux ambitions mercantiles. La sirène, sous de gracieux dehors, déguise un Harpagon féroce. Les élégances dont elle s’entoure, les soins qu’elle se donne pour perfectionner une éducation incomplète, dérivent de calculs positifs et précis. Son ambition, à elle, est de relever le cottage paternel et de s’assurer dans le New-Jersey quelques centaines d’acres de bonnes terres destinées à fructifier singulièrement quand elles seront exploitées par l’excellent agriculteur dont elle est fille. L’incurie et la paresse de son nouveau tenant ne semblent guère favoriser la réussite d’un projet si raisonnable; mais Clara Norris n’est pas femme à laisser Thomas Granville s’endormir à son aise dans les délices de sa petite Capoue, et dès qu’elle voit ce charmant garçon à peu près ruiné prendre à rebours, sans trop de honte ni de scrupule, la route où elle l’avait d’abord entraîné, l’intrépide bohémienne, avec un front d’airain, le chasse du paradis qu’il avait pris à bail et dont il a l’impertinence de se croire le propriétaire. Confus, désolé, piqué au vif dans tout ce qui lui reste d’amour et d’orgueil, le malheureux s’exécute : il quitte New-York et va réclamer à Washington le bénéfice d’une promesse formelle que lui avait faite, le jour même de ses noces, le président Jackson, charmé de sa bonne grâce et de son esprit. Sans trop s’inquiéter si le commerçant incapable pourra devenir un utile agent diplomatique, le général envoie au sénat la nomination de son protégé comme consul dans la « seconde ville de France. » A peine connue, cette faveur ramène à Tom Granville les nombreux amis que son inconduite n’effrayait pas, mais que ses malheurs avaient écartés. Elle lui ramène en outre Clara Norris, prise tout à coup du goût des voyages et qui propose à son ancien protecteur de l’accompagner à l’étranger. Si bizarre que soit une pareille offre, le nouveau consul, cédant à une inconcevable fascination, consent à ce que l’audacieuse créature prenne secrètement passage à bord du navire sur lequel il doit monter pour se rendre à son poste. Une fois en Angleterre, oubliant toute honte et toute prudence, les deux complices se donneront pour mari et femme. C’est le moment où Clara Norris, présentée sous son faux nom aux réunions officielles sous le patronage de deux altières ladies, parentes de la vraie mistress Granville et qui croient avoir affaire à elle, se manifeste dans toute sa splendeur, et tend ses rets avec les meilleures chances de réussite. Les adorateurs, les présens coûteux affluent autour d’elle, et le tarif des hommages qu’on lui rend s’élève en raison de la po-