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ville ouvrière de la puissante maison à laquelle M. Nordheim est associé, nous offre le type accompli du négociant américain. Fier de son origine anglaise et d’un aïeul qui présida jadis la chambre des communes, il domine de la tête la foule de ses confrères, et maintient vis-à-vis d’eux avec une raideur hautaine son privilège aristocratique. D’amis, il n’en compte guère, ou pour mieux dire il n’en a qu’un. Le colonel Benson, cet unique ami de M. Pitt Granville, a quitté volontairement les rangs de l’armée anglaise par suite de son mariage avec une riche veuve, qui possède une plantation et plusieurs centaines de nègres sur les bords de la rivière Ashley, dans la Caroline du sud. Maître de grands capitaux engagés dans le commerce anglo-américain, le colonel occupe en outre des fonctions rétribuées par le gouvernement anglais. Ces deux hommes, que rattache une étroite communauté d’origine, sont intimement liés l’un avec l’autre, et chacun d’eux ayant un fils et une fille, il est assez naturel qu’une double alliance soit déjà sur le tapis; mais Walter Granville s’est épris de miss Madison Pinckney, dont l’origine aristocratique et la beauté remarquable ne sauraient compenser aux yeux de son père la situation de fortune plus que médiocre; Marion, d’un autre côté, plus sensible qu’il ne faudrait aux coquetteries précoces que la fille de son patron met en usage pour le ranger parmi ses nombreux admirateurs, pourrait bien créer quelques obstacles à Middleton Benson, l’époux désigné d’Isabella Granville.

La première des deux combinaisons échoue devant la résistance obstinée de Walter, qui, sommé de renoncer à miss Pinckney, affronte résolument le courroux paternel. Pitt Granville, habitué à tout voir plier sous sa tyrannie domestique, n’admet pas qu’on aille contre sa volonté ; il place son fils entre une obéissance ou une rupture absolue. Emporté par la passion, celui-ci n’hésite pas devant la seconde des deux alternatives; il sort pour n’y plus rentrer de la maison de son père, et, quelque peu fier de ce sacrifice, va l’annoncer à celle qui doit s’en montrer le plus touchée. Ici l’attend une cruelle déception. Son récit palpitant n’éveille chez miss Madison qu’une attention contenue et silencieuse.


« — Vous êtes un étourdi, Walter, lui dit-elle, prenant enfin la parole; que signifie cette querelle? Pourquoi rompre avec votre père et vous faire ainsi chasser de chez lui ?

« — Vous me le demandez, chère Madison, quand vous seule en êtes cause? Pouvais-je, épousant Margaret Benson, continuer à vous aimer?

« — Et qui tenait, je vous prie, à ce qu’il en fût ainsi?... Bien certainement, Walter, vous ne m’avez pas crue assez niaise pour songer à devenir votre femme une fois que vous seriez abandonné par votre père... Rien au monde, je vous le déclare, ne me pousserait à une pareille folie. Nous