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ment recommandé aux sages négocians chez lesquels il allait frapper par l’apprentissage qu’il avait pu faire du trafic avec les nègres. Huit jours de tentatives inutiles, épuisant ses ressources et son courage, le décidèrent à prendre un héroïque parti. « Puisque je ne réussis pas en cette ville où je connais tant de monde, peut-être aurai-je meilleure chance parmi ceux que je ne connais pas et dont je ne suis pas connu. » Et sur ce beau raisonnement il alla retenir son passage à bord de la Saluda, bateau à vapeur qui desservait régulièrement la ligne de Charleston à New-York. Son hôtesse, charitable matrone que son dénûment et son audace intéressaient peut-être au même degré, lui donna pour une jeune Carolinienne du sud, mariée à un des merchant princes de New-York, une lettre de recommandation banale, — fondement fragile de l’édifice qu’il avait à construire.

Le voici à New-York, ayant brûlé ses vaisseaux, c’est-à-dire ne possédant plus de quoi payer sa traversée de retour. Que deviendra-t-il, sans appui, sans conseils, sans secours, aux prises avec la faim, dans cette vaste sentine de corruption et de vices? Mais la fortune, qu’on dit éprise des téméraires, ou Dieu, qui mesure le vent à l’agneau dépouillé, l’envoie tout d’abord frapper à une porte hospitalière. On ouvre, il est en face d’une jeune et charmante créature; celle-là même que son unique recommandation lui assignait comme protectrice. Elle vient d’avoir seize ans, il n’en a pas tout à fait quinze; vouée aux tristesses d’un hymen mal assorti, déjà délaissée par un époux à qui elle appartient depuis dix-huit mois à peine, cette fille du sud voit aussitôt un frère dans le jeune compatriote en faveur de qui on l’implore; elle le servira, croyez-le bien, de toute son âme, et c’est grâce à elle que, dès le lendemain de son arrivée, présenté au riche M. Nordheim, il verra s’ouvrir pour lui les bureaux de la grande maison de commerce Pitt, Granville et C°.

M. Nordheim est le mari de Bessy, — appelons familièrement par son petit nom cette femme-enfant, vendue par des parens avides à un Israélite libertin; — elle nous y autorise en conviant Marion, dès leur seconde entrevue, à ne plus la traiter autrement, du moins quand ils seront seuls. — J’ai, lui dit-elle, tout justement l’âge nécessaire pour devenir votre sœur aînée. — Puis, posant une main sur l’épaule de Marion, de l’autre elle écarta les cheveux bruns qui retombaient sur le front blanc du jeune homme et y déposa le baiser à la fois le plus pur et le plus tendre. — Ceci vous baptise mon frère, ajouta-t-elle en badinant. — Et ceci, répliqua Marion, lui passant le bras autour du cou, tandis que leurs lèvres se rencontraient, ceci fait de vous ma sœur aimée. — Ce pacte étrange, conclu si vite, entre deux tasses de thé, fera froncer le sourcil du moraliste le moins rigide, d’autant mieux que M. Nordheim, courant