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espaces imaginaires où il habite. Qu’est-ce qu’une constitution? N’est-ce pas la solution du problème suivant : étant donné la population, les mœurs, la religion, la situation géographique, les relations politiques, les richesses, les bonnes ou les mauvaises qualités d’une nation, trouver les lois qui lui conviennent? » J’en demande bien pardon à M. de Maistre; mais, quand on fait une constitution, il faut considérer, outre toutes les circonstances qu’il énumère, ce qui se trouve dans l’homme en général, c’est-à-dire chez tous les hommes. Certains traits moraux et universels, qui sont les fondemens de notre nature, sont aussi bien les fondemens mêmes de la société. À ces facultés, que vous trouvez chez tous, répondent certaines institutions qui ne sont pas moins que l’esclavage aboli, le droit pour tous de prier et de travailler, l’égalité des charges publiques, la tolérance religieuse, le concours des sociétés à la chose publique, la pensée affranchie de tout obstacle préventif, la liberté des esprits sous une loi purement répressive. Nécessaires sont ces institutions, parce qu’il y a entre tous les hommes quelque chose de commun, un fonds de similitude qui ne permet pas de les subordonner et de les sacrifier les uns aux autres, comme si les uns n’avaient pas cette lumière qui éclaire tout homme venant au monde, comme si les autres étaient nés ou devenus infaillibles. M. de Maistre est d’une inconséquence prodigieuse, voulant d’une part l’unité de religion, admettant de l’autre toutes les diversités, toutes les inégalités politiques et sociales. A suivre ses principes, on ferait du nègre un catholique des plus réguliers ; on se souviendrait de son âme le dimanche, à l’heure des offices, la laissant esclave toute la semaine, et cela sous prétexte des tropiques, où le travail nègre est seul possible, sous prétexte du cerveau nègre, qui ne comprend que le maître et non la chose publique, sous prétexte des mœurs patriarcales, où maîtres et esclaves s’accommodent si bien les uns des autres. Bougainville a vu la société que les jésuites avaient fondée au Paraguay, cet idéal apparemment de M. de Maistre. « Ces Indiens, dit Bougainville, avaient l’air d’animaux pris au piège : » un mot que je me plais à citer, parce qu’il exprime admirablement le fond humain ou plutôt son atmosphère vitale, c’est-à-dire la liberté, sans laquelle il n’y a plus d’homme !

Bien préférable est la philosophie qui se déploie dans cette grande revue de nos annales qu’a passée M. Guizot. Si j’avais à former un esprit, je prendrais ce livre, et je profiterais de cette éducation pour faire la mienne. L’idée du droit humain y est toujours présente à côté de tous les accidens historiques ou physiques qui peuvent en varier l’expression. Vous trouvez là l’esprit des lois de notre passé; mais en quel état au juste ce passé nous a-t-il mis, et quel degré d’aptitude nous a-t-il légué pour la liberté politique? Peut-être