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même, qui doit trouver en elle-même le frein et la discipline, comme elle y trouve tout ce qui l’entraîne et l’égaré. Assurée, dès qu’elle s’appartient, contre les iniquités et les exactions royales, on peut se demander qui la garantira contre celles qui peuvent procéder d’ailleurs, de partout où se trouve le souverain, notamment si celui-ci est ignorant et besogneux avec l’avantage du nombre, avec une misère qui lui paraît née des lois anciennes et réparable par les lois nouvelles, dont il a la main pleine.

« Je pense toujours, me disait un homme d’infiniment d’esprit, à ce problème de l’organisation de la démocratie. » Le problème n’est pas seulement là : il commence avec tout pouvoir pris dans la société elle-même, fùt-il choisi aux conditions les plus fortes et les plus sensées; mais enfin il faut convenir, avec l’éminent auteur de la Politique libérale, que si le triomphe de la démocratie est un fait, l’organisation de la démocratie demeure une énigme entre toutes. Œdipe, jeune et superbe, rencontrant sur son chemin le vieux Laïus (église, royauté, noblesse, parlemens), a bientôt fait de l’étrangler; mais tout autre est l’aventure qui l’attend avec le sphinx. Étant donné des êtres égoïstes, comment obtenir de ces êtres eux-mêmes la répression de leur égoïsme ? Telle est la question monstrueuse que les sociétés rencontrent dans leur ascension, qui leur est jetée du haut de l’idéal où elles aspirent. Je ne crois pas m’être servi d’expressions outrées. L’égoïsme, c’est bien la nature humaine; la répression de l’égoïsme, c’est la société : cette répression, confiée aux égoïstes, c’est la liberté politique. Voilà le problème, et l’humanité fera bien de s’y appliquer avec tout ce qu’elle a de facultés, de méthodes, d’expérience intime et historique.

Qui fera cette théorie, qui trouvera cette solution, si ce n’est nous autres Français du XIXe siècle, en vertu de ce que nous valons, et surtout à raison de ce qui nous manque? Les sociétés antiques avaient pour se faire libres en toute sécurité, en toute impunité, un expédient comme l’esclavage. Telle société moderne qui n’a pas d’esclaves est libre en vertu de ses mœurs, par la puissance de ses traditions : la liberté y est un effet de race au premier chef, c’est-à-dire l’effet d’une cause intime, permanente et inimitable. En France, où la liberté n’a pas cette racine britannique, encore moins le procédé antique, elle n’a pas même l’appui d’une théorie. Ce n’est pas que les théoriciens manquent à cette terre de France, la première du monde pour exhaler à tout propos des idées générales. On y a fait des théories à perte de vue sur la nature, sur l’histoire, sur l’art, sur la littérature, sur la richesse, sur la législation, sur la constitution et les facultés de l’esprit humain; mais tout cela est subordonné à l’existence des sociétés, et cette existence est subordonnée elle-même à la constitution des pouvoirs qui