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la naïve et inutile recommandation de brûler sa lettre : « Soyez sûre, ma chère Lamballe, qu’il y a dans ce cœur-là plus d’amour personnel que d’affection pour son frère et certainement pour moi. Sa douleur a été toute sa vie de n’être pas né le maître, et cette fureur de se mettre à la place de tout n’a fait que croître depuis nos malheurs, qui lui donnent l’occasion de se mettre en avant… » Elle traite moins sévèrement le comte d’Artois dans ses plaintes les plus vives. Il lui reste un faible pour cet ami de sa jeunesse ; elle ne le croit qu’étourdi et volage. Elle le distingue de Monsieur, encore plus des Condé, qu’elle considère comme de véritables ennemis. Quant à tous ces gentilshommes qui émigrent comme ils iraient à une fête et qui se figurent qu’ils partent pour une campagne de quinze jours, elle les rudoie de son ironie. « Ils se croient des héros, dit-elle amèrement ; que feront ces héros ? Ce sont de beaux héros, même avec leur roi de Suède ! » Je ne veux pas dire assurément que cette disposition de la reine à l’égard de l’émigration procède d’une répugnance d’instinct national. Marie-Antoinette a surtout deux mobiles, le sentiment très politique de la violence faite à l’autorité royale dans un autre sens, celui des velléités usurpatrices des princes, et le sentiment du péril que lui créent toutes ces turbulences aussi impuissantes qu’étourdies.

Et en vérité n’est-ce point moralement le plus lamentable spectacle que celui de ces princes qui, pour délivrer hypothétiquement la reine, commencent par la perdre, et qui de loin, dans la sécurité qu’ils se sont faite, l’accusent à tout propos, elle qui est dans la fournaise ardente, de céder, de faiblir, de pactiser avec les factieux de Paris ? Il y a chez cette malheureuse femme un sentiment de fière dignité qui se révolte contre les princes émigrés, dont le secours problématique déguise un asservissement, qui croient pouvoir à leur manière dicter des lois à l’infortune. « Si nos frères parvenaient à nous rendre quelques services, dit-elle, la reconnaissance en serait bien pesante, et nous aurions ces maîtres-là de plus, qui seraient les plus gênans et les plus impérieux de tous. » Servitude pour servitude, la reine, je crois, aimerait mieux avoir affaire à un Mirabeau qu’à M. de Calonne, et elle ne cache nullement qu’elle redouterait un avantage fort peu présumable des émigrés, qui la ferait tomber dans « un esclavage pis que le premier, puisque, ayant l’air de leur devoir quelque chose, on ne pourrait s’en tirer. » Quant au péril, il est de tous les instans, de toutes les heures. Chaque mouvement des émigrés resserre la chaîne des captifs des Tuileries et enflamme de haineuses défiances contre eux, en provoquant de la part de la révolution des mesures nouvelles qui mettent le roi dans l’alternative de frapper ses parens, ses amis, ou de subir les assauts de la multitude.