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Celui-ci fit signe à sir Henri de continuer de lire ; mais Johanna s’écria : — De quel ami parlez-vous ? Ce portrait est assurément celui d’un homme méprisable et méchant !…

— Vous n’avez pas reconnu le lumberer Toby Harving ? dit en riant sir Henri.

— Oh ! de grâce ne parlons plus du maître flotteur, interrompit M. Blumenbach ; il peut reparaître d’un jour à l’autre. Déjà plusieurs lumberers ont passé par ici, se dirigeant vers les Little Falls pour y préparer les travaux de la prochaine campagne.

— Est-ce qu’on a vu Toby Harving autour des Grand Falls ? demanda Johanna.

— Non, répondit son père, mais il ne tardera pas à se montrer, à moins qu’il n’ait pris le parti de se fixer à Frederictown ou à Portland.

— Pour y élever un chantier de bois flotté et devenir un grand négociant ! ajouta sir Henri avec un sourire.

— Puisse-t-il en être ainsi ! murmura le planteur. C’est son rêve, son idéal à lui. Vous ne comprenez pas ces gens-là, sir Henri ; leurs ambitions vous semblent mesquines, ridicules même. Qu’importe ? Ils courent droit à leur but avec l’impétuosité d’un torrent, et malheur à qui veut leur barrer le chemin, ne fût-ce que par un sarcasme !

Le nom de Toby Harving avait éveillé une certaine inquiétude dans l’esprit de M. Blumenbach, et Johanna, visiblement troublée, ne songeait plus ni à la pêche, ni aux vers de Wordsworth. Sir Henri dut fermer le livre. Au désappointement d’une partie manquée se joignait l’appréhension de voir le maître flotteur apparaître un matin, plein de colère et animé par le désir de la vengeance. On replia les lignes ; la collation se fit vite et sans appétit, et l’on reprit le chemin de l’habitation. Le reste de la journée se passa assez tristement. Un souvenir menaçant s’était glissé comme un hôte importun dans le petit salon du planteur, et il y régna jusqu’au soir un silence auquel l’heure du thé vint heureusement mettre fin. Quand la lampe fut allumée, Johanna pria son père de chanter avec elle une ballade allemande d’un rhythme rapide, puis une romance plus tendre, puis un air du Freyschütz, enfin le chœur des chasseurs du même opéra, dans lequel sir Henri fit sa partie. Il y a dans l’accentuation anglaise quelque chose de guttural et d’étrange, qui donne toujours un peu envie de rire à ceux qui l’entendent. M. Blumenbach et sa fille eurent peine à garder leur sérieux pendant que sir Henri chantait, et cet accès d’hilarité fit une heureuse diversion à la tristesse qui pesait sur eux.

— Eh bien ! dit bravement sir Henri, vous voilà en belle humeur tous les deux ; j’en suis ravi !… Ce chœur, auquel j’ai eu l’imprudence