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— Et vous, miss Johanna, reprît sir Henri, êtes-vous contente de moi ? Ai-je été assez débonnaire, assez patient ?…

— Ne parlons, plus de cela, je vous en conjure, répliqua la jeune fille ; le seul bruit de la cataracte qui gronde là-bas suffit à me faire peur ; il me semble entendre la voix du lumberer en colère…

— Allons, dit sir Henri, vous manquez décourage, miss Johanna ; il faut que je vous apprenne à être brave… comme une miss anglaise ;… le voulez-vous ?

— Oh ! oui, répondit-elle avec un sourire.

— Eh bien ! voici les beaux jours ; nous monterons à cheval, nous courrons dans la forêt, nous irons à la chasse, à la pêche ; votre père se joindra à nous dans toutes ces parties de plaisir, et nous viendrons à bout d’égayer ces solitudes, où la vie serait insupportable, si l’on ne savait s’y créer des ressources contre l’ennui. Le soir, nous lirons ; la poésie a tant de charme au milieu d’une nature sauvage !… Et puis vous ferez de la musique, et je vous écouterai avec ravissement chanter ces beaux airs allemands que votre père vous a fait apprendre. Quand vous répétez avec lui ces duos au rhythme vibrant qui expriment l’union de deux âmes éprises de l’idéal ou l’élan de deux cœurs exaltés par la passion, il semble qu’un monde inconnu, qui n’est ni la vieille Europe, ni la jeune Amérique, ni l’Asie mystérieuse, s’ouvre devant moi, et je me trouve entraîné vers les perspectives grandioses que Milton, le poète aveugle, entrevoyait avec les yeux de son esprit.

Sir Henri n’était rien moins qu’un lettré ou un philosophe. Il avait beaucoup voyagé et beaucoup réfléchi tout en agissant le plus possible. Rien ne lui semblait plus déplorable que ces existences inactives, languissantes, auxquelles se condamnent tant de personnes intelligentes, parce qu’elles ignorent l’art de vivifier leur esprit et de remplir leurs journées. Il avait remarqué chez Johanna un peu de cette langueur, de cette propension à se laisser aller à l’ennui, et chez le père de celle-ci un fonds de chagrin qu’il se croyait de force à dissiper, au moins en partie. Par ses conversations, il cherchait à ranimer chez son hôte l’instinct du mouvement et le goût des distractions de tout genre. Johanna l’écoutait avec une attention émue. C’était la première fois que les idées d’art et de poésie, dont elle avait le pressentiment, lui étaient nettement révélées. Il lui semblait qu’une lumière nouvelle venait éclairer ce monde de forêts et de solitude qui l’entourait.

Les poètes dont son père avait rassemblé les œuvres dans la petite bibliothèque du salon devinrent pour elle des amis qui devaient l’initier à cette vie de l’intelligence sans laquelle l’autre n’est rien. Dans la musique, qui n’avait été jusque-là qu’une récréation pour elle, la jeune fille découvrait une source d’émotions vives et suaves.