Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/520

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vos dédains à ceux de cet étranger, qui désormais donne le ton chez vous ! Prenez-y garde ; vous ferez de moi un homme redoutable, un homme capable de tout !…

Deux heures après avoir proféré ces menaces, maître Toby Harving donnait à ses lumberers le signal du départ. Le grand radeau, diminué de tout ce que lui avait enlevé au passage le gouffre de la cataracte, s’allongea de nouveau sur les eaux du Saint-John. Excités par les libations du matin, les gens de l’équipage poussaient des cris joyeux en agitant leurs puissans avirons ; mais leur chef, assis sur un bloc de bois à l’arrière du radeau, se tenait silencieux, la tête entre les mains : il semblait en proie à une agitation violente. Tout à coup il se leva, et, tournant les yeux vers l’habitation de M. Blumenbach, il aperçut à la fenêtre du pavillon sir Henri Readway qui le regardait avec un lorgnon. Un frisson nerveux parcourut tous les membres du lumberer ; par un mouvement rapide, il saisit sa carabine, en dirigea le canon vers le gentleman et lit feu. La balle, sifflant dans l’air, atteignit sir Henri à l’épaule, mais sans lui faire d’autre mal que d’effleurer légèrement la chair.

Good bye, lumberer ! cria le gentleman en faisant un porte-voix de ses deux mains. — Et il ôta tranquillement son habit pour essuyer le sang qui coulait de sa légère blessure.

— Qu’y a-t-il ? demanda M. Blumenbach, accourant en toute hâte vers sir Henri.

— Rien, répondit celui-ci ; pour me donner une preuve de son estime et de son amitié, cet homme a tiré, — de trop loin heureusement, — une petite salve en mon honneur.


III. — LES LACS AUX AIGLES.

Les échos du rivage qui se renvoyaient le bruit de la détonation éveillèrent de tristes pensées dans l’âme de M. Blumenbach et de sa fille. La criminelle action du lumberer dénotait toute la violence de ses passions ; désormais il était l’ennemi déclaré, irréconciliable de sir Henri et de ses hôtes. Étranger à ce pays qu’il devait quitter à la fin de l’été, sir Henri ne se préoccupait guère des rancunes de maître Toby Harving ; il traitait de faiblesses les appréhensions de, Johann a et de son père.

— C’est à moi qu’il en veut, disait-il en riant, et je me charge de le dompter, si jamais il reparaît devant moi ; mais, bah ! il ne reviendra plus, et vous serez débarrassés de ses visites importunes.

— Nous entendrons parler de lui tôt ou tard, reprit M. Blumenbach ; soyez-en certain,., et ce ne sera plus en ami qu’il se présentera. Vous avez été dur pour lui, sir Henri…