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en courant ; ils en devinent et en apprécient les ressources. Dans l’intervalle de leurs excursions lointaines, ils recueillent leurs impressions, y joignent des réflexions de toute sorte, et livrent le tout au public dans des livres simplement, sagement écrits, et qui sont lus. Sans doute, le moi tient une bonne place dans ces récits, mais on y trouve presque toujours d’utiles indications, des aperçus judicieux sur le parti à tirer de certaines contrées plus ou moins négligées. Le côté pratique de ces relations est immédiatement saisi par les lecteurs anglais, toujours à la piste des entreprises à fonder au loin, et il arrive que le chasseur épris de la vie sauvage, le sportsman qui a célébré avec enthousiasme les forêts abondantes en gibier et les charmes de la solitude, devient à son tour, — et sans en être trop fâché, — l’instigateur de ces défrichemens immenses qui porteront le coup mortel à tout ce qui l’a séduit, à tout ce qui lui a procuré des émotions dont il gardera le souvenir jusqu’à son dernier jour.

Mettant pied à terre, sir Henri Readway confia son cheval aux mains d’un palefrenier et se hâta d’échanger son costume de coureur de bois contre la tenue irréprochable d’un homme du monde. Sa toilette achevée, il se dirigea vers le salon de son hôte. M. Blumenbach, assis devant une petite table, auprès d’un grand feu, — on en allume presque toute l’année quand on vit au milieu des bois, — était occupé à copier de la musique.

— Sir Henri, s’écria-t-il en s’avançant avec empressement vers celui-ci, d’où venez-vous ? où avez-vous passé ces deux nuits ? Vous nous avez causé beaucoup d’inquiétude, mon ami ! Les ours, les loups,… que sais-je ? je craignais pour vous les mauvaises rencontres. Aussi ai-je fait plus de dix fautes en copiant ce morceau… Ah ! sir Henri, ma fille n’a d’autre professeur ici que moi : il faut que je lui enseigne le français, l’histoire, la musique, enfin le peu que je sais ; mais vous n’avez pas déjeuné ?… Passons dans la salle à manger… Holà, Bill, servez au plus vite.

Bill était un vieux serviteur né dans la Nouvelle-Ecosse, un New-Scotian. Il obéissait lentement, mais avec ponctualité et sans jamais rien dire. Au bout d’un quart d’heure, de fortes pièces de bœuf et des tranches de venaison parurent sur la table avec la bière et le claret. Tout le service était de faïence bleue, avec de grands dessins représentant des palais, des cathédrales, des vues de Londres, des châteaux avec leurs parcs. Le goût français n’accepte pas volontiers ces peintures grossières assez maladroitement placées au fond des plats, mais au-delà des mers elles ont un double avantage : à l’Européen, elles rappellent les souvenirs du vieux monde, et elles inspirent au créole élevé loin de la mère-patrie une admiration mêlée de respect pour les pays où l’on voit de si belles choses.