Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/495

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

disparaissaient, et le petit-fils de celui qui avait tourné la meule et qu’on avait vendu sur le marché des esclaves votait les lois et nommait les consuls comme un Romain de vieille race. C’est de ce mélange d’affranchis et d’étrangers que se formait alors ce qu’on appelait encore par habitude le peuple romain, peuple misérable, qui vivait des libéralités des particuliers ou des aumônes de l’état, qui n’avait plus ni souvenirs, ni traditions, ni esprit politique, ni caractère national, ni même moralité, car il ne connaissait pas ce qui fait l’honneur et la dignité de la vie dans les conditions les plus basses, le travail. Avec un peuple pareil, la république n’était plus possible. C’est de tous les gouvernemens celui qui demande le plus d’honnêteté et de sens politique dans ceux qui en jouissent. Plus il confère de privilèges, plus il réclame de dévouement et d’intelligence. Des gens qui n’usaient pas de leurs droits ou ne s’en servaient que pour les vendre, n’étaient pas dignes de les conserver. Le pouvoir absolu qu’ils ont appelé de leurs vœux, qu’ils ont accueilli de leurs applaudissemens, était fait pour eux, et l’on comprend que l’historien qui étudie de loin les événemens du passé, quand il voit disparaître la liberté à Rome, se console de sa chute en disant qu’elle était méritée et inévitable, et qu’il pardonne ou même qu’il applaudisse à l’homme qui, en la renversant, ne fut qu’un instrument de la nécessité ou de la justice.

Mais les gens qui vivaient alors, qui étaient attachés au gouvernement républicain par tradition et par souvenir, qui se rappelaient les grandes choses qu’il avait faites, qui lui devaient leurs dignités, leur position et leur renommée, pouvaient-ils penser comme nous et prendre aussi facilement leur parti de sa chute ? D’abord ce gouvernement existait. On était familiarisé avec ses défauts depuis si longtemps qu’on vivait avec eux. On en souffrait moins par l’habitude qu’on avait de les supporter. Au contraire on ne savait pas ce que serait ce pouvoir nouveau qui voulait remplacer la république. La royauté avait inspiré de tout temps une répugnance instinctive aux Romains ; mais leur aversion pour elle était devenue plus forte depuis qu’ils avaient conquis l’Orient. Ils avaient trouvé là, sous ce nom, le plus odieux des régimes, l’asservissement le plus complet au milieu de la civilisation la plus raffinée, tous les plaisirs du luxe et des arts, le plus bel épanouissement de l’intelligence avec la tyrannie la plus lourde et la plus basse, des princes accoutumés à se jouer de la fortune, de l’honneur, de la vie des hommes, sortes d’enfans gâtés cruels comme on n’en rencontre plus que dans les déserts de l’Afrique. Ce tableau n’était pas fait pour les séduire, et quelques inconvéniens qu’eût la république, ils se demandaient s’il valait la peine de les échanger contre ceux que pouvait avoir la