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contre eux tout le monde. On les accuse de timidité et d’inconstance, on dit qu’ils sont légers et changeans ; mais ce reproche est-il bien mérité ? Cicéron s’est-il démenti lui-même lorsqu’après avoir défendu les malheureux que frappait l’aristocratie sous Sylla, il défendait, trente ans après, les victimes de la démocratie sous César ? N’était-il pas au contraire plus conséquent avec lui-même que ceux qui, après s’être plaints amèrement d’être exilés, exilèrent leurs ennemis dès qu’ils en eurent le pouvoir ? Seulement il faut avouer que si ce vif sentiment de la justice honore un homme privé, il peut être dangereux pour un politique. Les partis n’aiment pas ces gens qui, refusent de s’associer à leurs excès, et qui, au milieu de l’exagération générale, affichent la prétention de rester seuls dans la vraie mesure. Ce fut un malheur pour Cicéron de n’avoir pas de ces résolutions franches qui engagent pour toujours un homme dans une opinion, et de vouloir flotter de l’une à l’autre, parce qu’il voyait trop le bien et le mal de toutes. Il faut être bien sûr de soi pour essayer de se passer de tout le monde. Cet isolement suppose une décision et une énergie qui manquaient à Cicéron. S’il s’était attaché résolument à un parti, il y aurait trouvé des traditions et des principes fixes, des amis certains, une direction assurée, et il n’aurait eu qu’à se laisser conduire. Au contraire, en entreprenant de marcher seul, il risquait de se faire des ennemis de tous les autres et il n’avait pas devant lui de route tracée. Il suffit de parcourir les principaux événemens de sa vie politique pour reconnaître que ce fut là l’origine d’une partie de ses malheurs et de ses fautes.


II

Ce que je viens de dire du caractère de Cicéron donne la raison de ses premières opinions politiques. C’est sous la domination de Sylla qu’il commença à paraître au Forum. L’aristocratie était toute-puissante alors, et elle abusait étrangement de son pouvoir. Vaincue un moment par Marius, ses représailles avaient été terribles. Des massacres tumultueux et désordonnés n’avaient pas suffi à sa colère. Appliquant au meurtre même son génie froid et régulier, elle avait imaginé les proscriptions, qui n’étaient qu’une manière de réglementer l’assassinat. Après avoir pourvu ainsi à sa vengeance, elle s’était occupée à fortifier son autorité. Elle avait dépossédé de leurs biens les municipes les plus riches de l’Italie, exclu les chevaliers des tribunaux, diminué les attributions des comices populaires, dépouillé les tribuns du droit d’appel, c’est-à-dire qu’elle n’avait rien laissé debout à côté d’elle. Quand elle eut brisé toutes les résistances par la mort de ses ennemis et concentré tout le pouvoir en