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élémens de la science montrent que l’argent est une marchandise qu’il n’est pas plus désavantageux d’exporter que du fer ou du coton. La quantité de numéraire qui circule importe peu, car s’il est rare, il haussera, et s’il est abondant, il baissera, de sorte qu’un écu dans le premier cas valant autant que deux écus dans le second, on fera exactement le même chiffre d’affaires avec une quantité de numéraire deux fois moindre, ce qui est évidemment un avantage. Loin donc de voir une circonstance fâcheuse dans ce que l’on appelait jadis une balance défavorable, c’est-à-dire un excès d’importation, il faut savoir y reconnaître une preuve de la prospérité croissante du pays qui importe plus qu’il n’exporte. Les crises ne proviennent point de la rareté du numéraire, mais de la rareté du capital, ce qui est tout autre chose, car ce que les emprunteurs désirent, ce sont en définitive des marchandises, des matières premières, des vivres pour faire travailler les ouvriers. Ainsi parleront la plupart des économistes, et cette opinion a été exposée notamment par M. Michel Chevalier dans son excellent livre sur la monnaie, et par M. Max Wirth dans son Histoire des crises. « C’est, dit M. Michel Chevalier, une fâcheuse confusion de croire que la monnaie est la même chose que le capital. Cette confusion se révèle par une locution qu’il est très commun d’entendre : on dit l’argent est abondant ou l’argent est rare, pour indiquer que l’homme industrieux qui cherche du capital a de la facilité ou de la peine à en obtenir. Les Anglais disent monnaie (money) comme nous disons argent, et ils appellent money-market ce qu’il faudrait nommer le marché au capital. » D’après M. Max Wirth, les crises de 1847 et de 1857 ont éclaté non parce qu’on manquait de numéraire, mais parce qu’on n’avait pas assez de tous les produits, fer, bois, denrées alimentaires, qu’exigeait la fondation de toutes les entreprises industrielles qu’on avait prétendu créer à la fois. Ces affirmations constituent ce que l’on appelle les saines doctrines : elles forment l’un des articles du credo économique, et qui les met en doute est par le fait même convaincu d’hérésie. La plupart des chapitres écrits sur la circulation monétaire ne sont que le développement de l’axiome fameux formulé par Turgot : « toute marchandise est monnaie, et toute monnaie est marchandise[1]. »

Cette théorie, qui paraît inattaquable au point de vue abstrait, est cependant, on ne peut le dissimuler, contredite par ce qui se passe chaque jour sous nos yeux. Il suffit de lire les correspondances financières

  1. Voyez, entre autres, le chapitre consacré à ce sujet dans le manuel classique de M. Joseph Garnier. Dans une publication récente, et dont M. Forcade a si clairement montré l’erreur fondamentale (Revue du 1er janvier), M. Isaac Pereire s’appuie également, pour attaquer le monopole de la Banque de France, sur ces axiomes économiques qu’il reproduit : « L’or et l’argent sont des marchandises comme tous les autres produits de l’industrie humaine. » — « Loin d’entraver la sortie de l’or ou de l’argent, on ne saurait trop l’encourager, etc. » — « L’élévation du taux de l’intérêt est sans influence sur l’abondance et la rareté du numéraire et réciproquement. » Autant de propositions démenties pur l’expérience journalière, surtout en temps de crise aiguë ou chronique.