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ne s’oublie jamais complètement elle-même. L’amour n’a pas, du moins ordinairement, la prodigieuse action que Henri Beyle constatait avec surprise chez les Anglaises. Si le pénétrant observateur avait vécu parmi les Serbes du sud, il aurait vu bien d’autres merveilles de ce genre. La femme serbe est en effet comme une sorte d’Eve que la main de Jéhovah n’aurait pas complètement détachée des flancs d’Adam. Ses pensées et ses affections, loin de jaillir du foyer d’une volonté indépendante et fière, sont comme l’écho d’une autre âme. Aussi le veuvage n’est pas là ce que les Parisiennes nomment le bâton de maréchal, mais la plus triste des situations. La jeune fille elle-même ne paraît tant pressée d’aimer que pour abdiquer plus vite une responsabilité trop lourde. À côté des chants où éclate, comme par mégarde, la pétulance d’une race pleine de vie, on en trouve d’autres où se montre moins la vivacité d’une jeune fille dont toutes les aspirations s’élancent vers l’idéal de ses rêves que la sollicitude affectueuse et tendre d’un être prêt à confondre toute sa vie dans une autre existence. Cette sollicitude ne semble lui laisser aucun repos. La pluie, même quand elle tombe en douce rosée, fait naître l’inquiétude dans son sein. « Hélas ! s’écrie-t-elle, mon ami sera mouillé dans les champs, et il porte un riche dolman bleu et il monte un coursier qui n’est pas encore dressé. » En voyant passer Iovan à cheval sur le pont, en le regardant et en lui jetant des roses, celle qui l’aime ne peut sans frémir songer au rêve qui a troublé le sommeil de ses nuits. « O mon plus cher ami, j’ai fait un songe mystérieux : ton alezan errait seul dans les champs, ton bonnet roulait sur la plaine ensanglantée, et tu tombais percé des flèches ennemies. » Si les fantômes du sommeil troublent le cœur de la jeune Serbe, la réflexion ne lui cause pas de moindres émotions. « O bien-aimé, où vas-tu ? Vaste et longue est la plaine, profonde est l’eau bourbeuse ! Demeure, ô bien-aimé, ne me quitte point ! » On s’étonnerait de trouver chez un peuple primitif l’expression aussi délicate des sentimens tendres, si l’on ne savait quelle source de poésie est contenue dans un cœur vraiment épris. Le berger André est victime d’un accident. André est orphelin, et il n’a ni père ni mère pour pleurer sur sa tombe, abandonnée comme celle du « jeune malade » de Millevoye ; une fille du village saura pleurer sa mort avec des accens inspirés par une vraie passion. Elle voudrait composer un chant pour « son joyau d’or, » mais si ce chant, allant de bouche en bouche, allait passer par des lèvres impies ? Elle songe à broder son nom sur sa manche ; mais le temps, en usant l’étoffe, n’aurait-il pas l’air d’anéantir le cher souvenir d’André ? L’idée lui vient de l’écrire dans un livre ; mais le livre ne tombera-t-il pas dans des mains profanes ? « Je veux, dit-elle