Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/354

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

kolo. Le haïdouk Radoïtza, plongé dans un cachot de Zadar (Zara, en Dalmatie), faisait si bien le mort, que Békir ordonne de l’enterrer. L’aguinitza (la femme de l’aga), peu convaincue de la réalité d’un trépas si soudain, conseille d’allumer du feu sur la poitrine du haïdouk, pour voir si « le brigand » ne bougera pas. Radoïtza, doué d’un « cœur héroïque, » ne fait pas un seul mouvement. La Turque exige qu’on poursuive l’épreuve. On met dans le sein de Rade (Rade, diminutif de Radoïtza) un serpent échauffé par le soleil : le haïdouk reste immobile et n’a pas peur. La femme de l’aga conseille alors de lui enfoncer vingt clous sous les ongles ; il continue de montrer un cœur ferme, et ne laisse pas échapper un seul soupir. La méchante boula (femme turque) ordonne enfin qu’on forme un kolo autour du prisonnier, dans l’espoir que Haïkouna arrachera un sourire au haïdouk. Haïkouna, la plus belle et la plus grande des filles de Zadar, conduit la ronde ; le collier suspendu à son cou résonne à chaque pas, on entend frémir son pantalon de soie. Radoïtza, inébranlable devant les tortures, ne peut résister à tant de charmes, il la regarde et sourit ; mais la jeune Serbe, à la fois fière et attendrie de son triomphe, laisse tomber sur le visage de Radé son mouchoir de soie, afin que les autres filles ne voient pas le sourire du haïdouk. L’épreuve terminée, on jette Radoïtza dans la mer profonde ; mais, « merveilleux nageur, » il revient la nuit dans la maison de Békir-Aga, lui abat la tête, tue « la chienne de Turque » en lui enfonçant sous les ongles les clous qu’il a retirés de ses mains, enlève Haïkouna, « cœur de sa poitrine, » l’emmène en terre de Serbie et l’épouse dans une blanche église.

La rodja a son patron comme le village, et sa fête s’éloigne moins des usages occidentaux. Chaque koutcha (maison) la célèbre comme elle l’entend, La solennité dure trois jours, et elle ne contribue pas seulement, comme les fêtes patronales des Occidentaux, à réveiller le souvenir des saints canonisés par l’église. La poésie y joue un grand rôle, et comme elle n’est point chez les Serbes l’œuvre des lettrés, mais la tradition complète de la nation, le gouslo aide puissamment à entretenir dans ces âmes naïves et passionnées le feu sacré du patriotisme. Un profond silence règne pendant qu’on chante cette histoire épique, que la muse populaire fait remonter jusqu’à ces guerriers armés de faux qui auraient suivi Alexandre le Macédonien à la conquête du monde, et jusqu’à Teuta, cette reine d’Illyrie, qui osa braver Rome. Quand il s’agit d’une victoire, les vieillards dont l’âge n’a point glacé le cœur ne peuvent contenir leurs cris de joie. S’il s’agit d’un désastre, par exemple de la bataille de Kossovo, à leurs soupirs se mêlent les pleurs des femmes et des enfans.

Dans l’ancienne Dardanie, qui correspond à la Serbie actuelle,