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lui-même devant le padishah, il part pour Andrinople, — les Turcs n’avaient pas encore conquis la ville de Constantin, — et il paraît devant le sultan. Lorsque le « tsar souverain » voit ses yeux ardens comme ceux d’un loup affamé et son regard qui brille à l’égal de l’éclair, il se hâte de trouver excellente la cause plaidée par un tel avocat. Aussi répond-il en éclatant de rire : « Si tu ne t’étais pas emporté ainsi, — je ne pourrais plus t’appeler mon fils. — De tout Turc je peux faire un vizir ; — mais on ne peut facilement trouver un brave tel que Marko ; » puis il lui donne mille ducats pour « boire du vin, » ou plutôt pour le faire sortir plus vite du divan impérial, « car Marko en colère était terrible. »

Dans une autre circonstance, Marko prend une attitude encore plus menaçante. Il a tué un Turc, Moustaf-Aga, dans les mains duquel il avait reconnu le sabre du krâl Voukachin. Le sultan, averti de ce meurtre, lui envoie plusieurs serviteurs chargés de l’amener. Marko ne daigne pas les écouter, et il reste assis, buvant du vin noir. Ennuyé enfin de ces messages, il met, en signe de deuil, sa peau de loup à l’envers, prend sa forte massue et pénètre sous la tente du sultan. Sans quitter ses bottes, afin de prouver son mépris pour l’étiquette turque, il s’établit sur un tapis, lançant sur « l’ombre de Dieu » des regards obliques. Le sultan effrayé recule, et Marko le pousse jusqu’aux parois de la tente. Dans son épouvante, le padishah porte la main à sa ceinture et en tire cent ducats qu’il donne promptement au kralievitch. Cette poltronnerie du sultan ne fait-elle pas songer au Charlemagne que les légendes féodales montrent si débonnaire au milieu de ses arrogans vassaux ?

La poésie serbe s’attache aussi à prouver que la conduite du chef des Ottomans est le résultat de la nécessité, car Marko seul peut délivrer son suzerain d’ennemis contre lesquels la bravoure des Turcs est complètement impuissante. Cette donnée est devenue avec le temps l’expression d’une grande vérité historique. N’est-ce pas la valeur des Serbes musulmans de la Bosnie qui a, dans la décadence de la Turquie, sauvé l’empire des sultans ? Sans leur intrépidité, sans le concours des Albanais-mahométans, que seraient devenus les représentans de la molle Asie sur le continent européen ? On peut donc affirmer que le courage des Serbes et des Chkipetars a été le principal obstacle à l’affranchissement de leur race. Quoique Marko n’ait pas adopté la loi du prophète, il personnifie jusqu’à un certain point ces enfans égarés de la péninsule orientale dont le glaive s’est tourné contre le sein de leur mère ; mais l’instinct populaire, tout en déplorant leur égarement, n’a pas voulu que la Turquie s’attribuât la gloire de leurs exploits, et il se plaît à nous la montrer aux pieds de ces braves, attendant d’eux le salut qu’elle ne pourrait obtenir de ses propres soldats.