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les liens d’adoption étaient un moyen excellent pour repousser les mœurs barbares ; mais dans la position de Marko les rapports avec les nouveaux suzerains étaient fréquens et pouvaient, en certains cas, devenir intimes. Dans les pesmas, la sincérité l’emporte sur l’envie d’idéaliser Marko. Toutes les fois que Marko et son probatime Milosch apparaissent sur la même scène, on voit éclater la supériorité de Milosch, le patriote dévoué qui préféra la mort à la honte d’être « le valet des Turcs. » Au contraire, quand la poésie nous montre Marko en relations avec des probatimes musulmans, elle a soin d’opposer fièrement la noblesse des idées chrétiennes à la servilité et au sensualisme grossier que la loi du prophète inspire à ses sectateurs.

Outre les différences de religion, les Serbes, naturellement guerriers, n’avaient qu’une fort médiocre aptitude au rôle de vassal. Aussi, loin de blâmer les perpétuelles révoltes de son héros contre les suzerains de la Serbie, la poésie populaire les met en relief avec une évidente satisfaction. En théorie, Marko reconnaît sa dépendance. « Oui, Turc, dit-il, je suis un guerrier vaillant ; mais tu as le pas sur moi, car à toi appartiennent la seigneurie et l’empire. » Dans la pratique, il ne montre toutefois ni déférence ni soumission. Quand un kadi (juge musulman), par l’appât des ducats, semble disposé à lui faire perdre son procès : « Écoute, s’écrie-t-il, kadi-effendi, rends une sentence équitable, car tu vois cette masse aux nœuds dorés ; si je t’en frappais, tu n’aurais plus besoin d’emplâtre, tu oublierais ton tribunal, et tu ne verrais plus de ducats. ».

Les légendes nous apprennent que le vizir lui-même n’est pas à l’abri des menaces de Marko. La chasse au faucon était à cette époque, comme elle l’est encore en Afrique et en Perse, une des distractions favorites des seigneurs. Le poète décrit une de ces chasses faites par le vizir du sultan avec douze braves et Marko Kralievitch. Après trois jours de fatigues infructueuses, on arrive au bord d’un lac vert où nagent des canards aux ailes d’or. Le vizir lâche son faucon, mais l’oiseau disparaît subitement, s’élève au ciel et se perd dans les nuages. Marko Kralievitch dit alors au vizir : « Me serait-il permis, ô vizir, — de lâcher mon faucon, — afin qu’il prenne le canard aux ailes d’or ? — Cela t’est permis, Marko, et pourquoi pas ? » Malheureusement le faucon du vizir, toujours prêt à s’emparer du gibier des autres, veut arracher le canard des serres du vainqueur et s’attire une rude leçon, car le faucon de Marko le reçoit durement et lui arrache ses plumes grises. Le vizir, prenant parti pour l’oiseau battu ; brise l’aile de son adversaire et s’en retourne exempt d’inquiétude. Marko n’était pas homme à supporter un pareil affront : il poursuit l’insolent, lui abat la tête, et de ses douze soldats fait vingt-quatre morceaux. Décidé à se justifier