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extrême des dangers de la patrie, n’accorde pas un seul regard à sa fille éplorée. En présence de ce patriote austère, ses fils n’osent donner à leur sœur aucune marque de tendresse ; mais, loin du regard de leur père, Bochko et Voïn : se montrent plus tendres pour la tsarine, tout en lui rappelant avec vigueur combien il serait honteux pour eux délaisser à d’autres l’étendard de la croix et les destriers du tsar. Dans le cœur de l’époux, la voix de l’amour parle toutefois plus fort que l’amitié dans le cœur d’un père ou d’un frère. Le tsar, marchant à la tête des fiers bataillons de la Serbie, ne peut retenir ses larmes ; Lazare, le héros et le martyr de la foi, fait songer à la tendresse de l’intrépide Louis IX pour sa chère Marguerite, et Goloubân, le « fidèle serviteur, » au « bon chevalier » qui seul, à Damiette, veillait auprès de la reine de France : « Bon chevalier, lui disait-elle, me promettez-vous de faire ce que je vous demanderai ? — Sur l’honneur, je vous le promets, madame. — Eh bien ! si les infidèles entrent dans la ville, vous me tuerez. — J’y pensais, madame ! »

Le lendemain de la bataille, deux noirs corbeaux arrivent de Kossovo, la vaste plaine, et s’abattent sur le blanc palais de Krouchévatz. L’un croasse, l’autre dit en parlant : « Est-ce là la demeure du glorieux Lazare ? ou bien n’y a-t-il personne dans cette tour ? » Ce silence et cet abandon préparent déjà l’âme aux plus étranges revers de la fortune. Une seule personne, la tsarine Militza, entend les sinistres oiseaux. Elle leur demande, au nom de Dieu, d’où ils viennent si matin, s’ils n’arrivent pas de Kossovo, s’ils n’ont pas vu le choc de deux puissantes armées, et pour qui la victoire s’est déclarée. Les messagers répondent que les deux tsars (Lazare et le sultan) ont succombé, qu’il ne reste rien de l’armée turque, et que des troupes serbes il ne reste que des débris sanglans. Un serviteur du tsar ajoute à ce récit d’intéressans détails sur la mort héroïque du père et des frères de Militza. Il parle aussi des gendres de la tsarine. Milosch Obilitch est tombé près des froides ondes de la Sinitza, après avoir immolé le tsar turc et douze mille de ses soldats. Son nom vivra dans le cœur des Serbes, il sera chanté tant que l’univers et Kossovo existeront. Quant à Vouk Brankovitch, qui a trahi le tsar, qui a déserté avec douze mille soldats, malédiction sur lui et sur sa race ! — Cette double prédiction s’est accomplie. Le nom de Milosch jouit d’une telle popularité qu’on écrit encore des traités entiers sur ce héros de la Serbie, et que la mémoire de Vouk est maudite comme aux premiers jours. « S’il se trouvait, dit le code de la Tsèrnagora, publié en 1803, un Tsèrnagorste qui trahît la patrie, nous le vouons tous à une malédiction éternelle, comme Judas, qui a trahi le Seigneur, comme l’infâme Vouk Brankovitch, qui trahit les Serbes à Kossovo, qui s’attira de cette