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de ce qu’il savait et pouvait, au contraire dégoûté à l’instant de ce qui aurait suffi à l’amour-propre du plus ambitieux génie, toujours préoccupé de se dépasser lui-même, de renchérir sur ses découvertes, comme un navigateur qui, négligeant le succès, oubliant le possible, s’enfonce irrésistiblement dans l’inconnu et dans l’infini. L’expression de la figure qui représente la vanité est incroyable. On ne saura jamais toutes les recherches, les combinaisons, les sensations, tout le travail intérieur spontané et réfléchi, tout le chemin parcouru par l’âme et l’esprit, pour arriver à trouver une pareille tête. Elle est bien plus svelte, bien plus noblement élégante que celle de la Monna Lisa, et l’abondance, la recherche de sa coiffure sont extraordinaires. De superbes torsades étagent au-dessus de ses cheveux leurs reflets d’hyacinthe ; d’autres cheveux crépelés descendent jusque sur les épaules. Le visage n’a presque point de chair ; les traits, siège de l’expression, l’occupent tout entier. Elle sourit étrangement, tristement, de ce sourire propre à Vinci, avec la plus singulière supériorité mélancolique et railleuse : une reine, une femme adorée, une déesse qui aurait tout et trouverait que c’est bien peu, aurait ce sourire.

La salle des paysages est une des plus riches ; elle renferme plusieurs Claude Lorrain, des Locatelli, un vaste paysage du Poussin représentant saint Matthieu qui écrit auprès d’une grande eau dans une campagne monumentale : toujours le paysage italien, tel qu’on l’entend dans ce pays, c’est-à-dire la villa agrandie, de même que le jardin anglais est la campagne rapetissée. Les deux races, la germanique et la latine, montrent ici leur opposition : l’une aime la nature libre pour elle-même, l’autre ne l’accepte qu’en manière de décoration, pour l’approprier et la subordonner à l’homme. Le plus beau de ces tableaux est le grand paysage du Poussin : une rivière qui tourne, sur la gauche une forêt, sur le devant une colonnade ruinée, en face une tour, dans le lointain des montagnes bleuâtres. Les plans s’étagent ainsi que des architectures, et les taches de couleur sont comme les formes, simples, fortes, sobres et bien opposées. Cette gravité, cette régularité, contentent l’esprit, sinon les yeux ; mais pour y être vraiment sensible il faudrait aimer les tragédies, le vers classique, la pompe de l’étiquette et des grandeurs seigneuriales ou monarchiques. Il y a une distance infinie entre ces sentimens et les sentimens modernes. Qui est-ce qui reconnaîtrait ici la vie de la nature telle que nous la comprenons, telle que la peignent nos poètes, ondoyante, sujette à l’accident, tour à tour délicate, étrange et puissante, expressive par elle-même, et aussi variée que la physionomie de l’homme ?

Autant le palais Sciarra est délabré, autant le palais Doria est