Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/251

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

redoublés, on peut dire qu’il n’est résulté qu’un air : Ombra adorata, un chef-d’œuvre où l’interprétation géniale d’une Malibran faisait pour trois minutes passer l’âme de la tragédie tout entière.

On nous raconte aujourd’hui qu’à son tour M. Gounod subit le charme, et certes moins que personne nous serions enclin à nous en étonner, nous qui des premiers, et dans la Revue, insistions jadis sur ce côté musical de Shakspeare ; mais qu’on ne s’y trompe point, cet élément musical, mêlé à la vie poétique de ces admirables drames, ne fait pas que ces drames soient, à proprement parler, des sujets d’opéras. Mendelssohn, dans ses fragmens du Songe d’une nuit d’été, me paraît avoir choisi la vraie manière. Transformer en libretto de pareilles œuvres, c’est ravager, écorcher le champ du génie sans profit pour personne. Bien autre chose est d’intervenir épisodiquement par des entr’actes, des accompagnemens symphoniques. La scène du balcon, par exemple, travestie en duo d’opéra, perd sa plus pure, sa plus suave expression, et le dialogue adorable où tant de réel se mêle à l’idéal devient un thème à vocalises, trop heureux encore s’il ne nous est donné d’assister à quelque feu d’artifice chromatique de la prima donna, qui, ayant à chanter : « Mon Roméo, je te répète que c’est le rossignol, et non pas l’alouette, » ne manquera point cette occasion d’imiter, avec réponses de flûte dans l’orchestre, le doux chant des oiseaux du bocage, — tandis qu’il ne m’est pas prouvé qu’un peu de musique répandue dans cette atmosphère, un nuage de sons balancé vaporeusement sous ce clair de lune, n’en augmentât pas le romantisme.

Shakspeare savait ce qu’il faisait lorsque pour ses féeries il prescrivait l’emploi de la musique. Le Songe d’une nuit d’été, pas plus que la Tempête, n’a été composé en vue de la simple lecture, et cependant je ne puis guère supposer que le poète, voulant distribuer les rôles de sa pièce, ait eu sous la main pour jouer Puck un comédien capable de fendre l’air « comme la flèche lancée par l’arc d’un Tartare, » j’ose même douter que les acteurs et actrices chargés de représenter les elfes pussent, avec la meilleure volonté du monde, bien commodément « se pelotonner dans la coque d’un gland. » Or c’est de la possibilité de ces phénomènes impossibles que la musique a mission à certains momens de nous convaincre, en dépit de ce qui se passe sous nos yeux. Lorsque dans l’œuvre de Mendelssohn j’entends sautiller, gambader, ricaner, ironiser, le ravissant scherzo par lequel s’annonce l’entrée du seigneur Puck, je crois à l’instant à tout ce que le poète me raconte du personnage. Je le vois courir, gesticuler, jongler sur le théâtre ; il file à mes oreilles plus prompt et plus rapide que la flèche du Tartare. Néanmoins, l’avouerai-je, un doute subsiste encore en moi au sujet de ces figurantes qu’on voudrait me donner pour des elfes, et dans lesquelles ma raison persiste à ne voir qu’un aimable groupe de jeunes filles ailées comme des papillons, les cheveux couronnés de roses et tenant à leur main le sceptre de lis d’Oberon. « Ce sont là de charmans enfans, me dis-je,