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le droit de mettre en musique ce qui appartient à Shakspeare et ne saurait, quoi que je fasse, appartenir qu’à lui ? »

Cependant, en dépit de sa théorie, certains sujets attiraient Meyerbeer, Faust surtout, mais par l’idée symbolique plutôt que par le côté vivant et pittoresque, qui lui semblait, au point de vue littéraire, trop définitivement arrêté, fixé, pour pouvoir musicalement se cristalliser jamais à l’état de chef-d’œuvre. Étudier dans la profondeur de ses angoisses misérables cette âme traversée du mal de tous les doutes de l’humanité, la suivre à travers ses palpitations et ses ivresses jusqu’à la période suprême de réconciliation et d’apaisement par l’amour, c’était de quoi tenter le génie d’un grand artiste. D’un pareil thème, Beethoven eût fait le programme d’une symphonie ; Meyerbeer, plus spécialement objectif, et qui partout voyait, sentait, le drame, en a composé un intermède renfermant l’épisode entier de la cathédrale, et qui, reliant entre elles les deux parties du poème, rattache, par un effet à la Michel-Ange, au cri de l’abîme les voix du ciel, aux gémissemens du désespoir l’hymne de délivrance… Je m’arrête, car ce sujet de Faust, chaque fois que j’y touche, me donne l’ivresse des grands crus. — Maintenant revenons au Théâtre-Lyrique, et, sans quitter M. Gounod, passons de Faust à Mireille.

Je l’ai dit, M. Gounod connaît à fond les maîtres. Il conserve sur le plus grand nombre des compositeurs de notre temps le très rare avantage d’avoir beaucoup entendu, beaucoup lu et relu de la façon la plus intelligente, passant des anciens aux modernes, compulsant dans leurs mille variétés tous les styles. Qu’est-ce que l’invention en dernière analyse, sinon une combinaison, nouvelle des idées soigneusement amassées, élaborées dans notre esprit ? De rien ne sort rien, ex nihilo nihil, et qui ne possède aucun fonds de matériaux demeure impropre aux combinaisons. C’est surtout cette somme de connaissances qui me paraît manquer aux musiciens de notre époque. Vous en rencontrerez bon nombre dont les informations ne remontent point au-delà de Beethoven, et encore combien en trouve-t-on de vraiment initiés au génie du maître et qui soient capables de juger l’œuvre en son ensemble ? Si Mendelssohn commence à entrer dans leur discussion, c’est grâce aux concerts populaires ; mais de l’étude des diverses écoles française et étrangères, de la recherche des divers styles, bien peu s’en préoccupent. On dirait que cela ne regarde que la littérature de savoir ce que furent, depuis leurs premiers temps jusqu’à nos jours, la musique d’église, l’opéra, la musique instrumentale. Et cependant quoi de plus intéressant, de plus indispensable pour la saine pratique de l’art que cette expérience dont je parle ? Si étendu que soit le champ de son activité, il ne saurait jamais trop l’être. Voyager à travers les pays, les idées, se rendre compte de tout par la lecture, l’audition, la copie, saisir de côté et d’autre des biens qu’on emmagasine en attendant le jour de la production, absorber le passé au bénéfice de l’heure actuelle, loi fatale, imprescriptible,