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est toute païenne, il sent le corps animal comme faisaient les anciens ; ce n’est pas seulement une anatomie qu’il a apprise, une forme morte dont il s’est pénétré, un dessous de draperie qu’il est obligé de connaître pour figurer des mouvemens justes. Il aime la nudité elle-même, l’attache vigoureuse d’une cuisse, la superbe vitalité d’un dos plein de muscles, tout ce qui constitue en l’homme le coureur et l’athlète. Je ne sais rien du monde d’aussi beau que son esquisse des noces d’Alexandre et de Roxane ; j’en ai la photographie sous les yeux, je la préfère à la fresque elle-même que je viens de voir au palais Borghèse. Les personnages sont nus, et on se croirait devant une fête grecque, tant cette nudité est naturelle, a mille lieues de toute idée d’indécence ou même de volupté, tant la joie simple, la gaîté rieuse de la jeunesse, la santé, la beauté des corps nourris dans la palestre, y éclatent comme aux plus heureux jours de la plus florissante antiquité. Un petit amour rampe dans la grande cuirasse, trop pesante pour ses membres enfantins ; deux autres emportent la lance ; d’autres ont mis sur le bouclier un de leurs camarades qui boude un peu, et le portent en dansant avec un fol entrain et des cris d’allégresse. Le héros s’avance, aussi noble que l’Apollon du Belvédère, mais plus viril, et rien ne peut exprimer l’élan, le rayonnant sourire des deux jeunes gens, ses compagnons, qui lui montrent la douce Roxane assise pour le recevoir. Un souffle de bonté gracieuse et de bonheur charmant court parmi toutes ces têtes ; les corps se meuvent et se déploient comme s’ils étaient heureux de vivre. La belle jeune fille est une fiancée des premiers jours ; elle n’a pas besoin de vêtement, les autres non plus ; c’est à tort qu’on leur en donnera dans la fresque ; ils peuvent demeurer ainsi sans impudeur ; comme les dieux et les héros des anciens sculpteurs, ils sont purs, et le libre épanouissement de la vie corporelle est aussi conforme à l’ordre chez eux que chez les fleurs. Les déesses du monde adolescent, l’immortelle Hébé, les dieux sereins assis sur les sommets lumineux que n’atteignent jamais les brutalités des saisons ni les angoisses de la condition humaine, se reconnaîtraient ici une seconde fois. Ils sont présens aussi dans le Jugement de Paris, tel que l’a gravé Marc-Antoine. On passe des heures à contempler le torse tranquille de ce fleuve couché dans les roseaux, les sérieuses déesses debout autour du pâtre, les grandes nymphes si fièrement étendues au pied de la roche, la superbe épaule de la naïade penchée, les cavaliers héroïques qui au plus haut de l’air retiennent l’élan de leurs chevaux. Il semble que dix-huit siècles aient été tout d’un coup effacés de l’histoire, que le moyen âge n’a été qu’un mauvais rêve, et qu’après tant d’années de légendes mesquines ou douloureuses, l’homme, s’éveillant en sursaut, se retrouve au lendemain de Sophocle et de Phidias.