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ces môles croulans, on se demande s’il n’y a point eu là une ville entière. Souvent une voûte est tombée, et le massif monstrueux qui la soutenait se dresse encore dans l’air, avec un reste d’escalier, avec un fragment d’arcade épais comme une maison, ventru et difforme. Parfois il est fendu par le milieu, et il semble qu’un pan va se détacher, rouler comme une roche. Des parois de mur, des morceaux de voûtes fléchissantes s’y sont collés, et les saillies menacent, extravasées dans l’air vide. Les cours sont pleines de débris, et les morceaux de briques, sous l’effort du temps, se sont incrustés ensemble aussi âprement que les blocs de cailloux tassés par la mer. Ailleurs les arcades intactes s’étagent les unes au-dessus des autres ; le ciel, tranché par leur courbe, luit derrière elles, et tout en haut, sur le rouge terne des briques, les chevelures verdoyantes des plantes chatoient et ondulent au milieu de l’azur.

Il y a des profondeurs suspectes où l’ombre humide traîne parmi des noirceurs étranges. Les lierres y descendent ; les fenouils, les anémones, les mauves foisonnent sur les bords ; à demi ensevelis sous des monceaux de pierres écroulées, les fûts de colonnes s’enfoncent sous un pêle-mêle d’herbes grimpantes ; le trèfle aux feuilles grasses tapisse les pentes. De petits chênes-lièges arrondis, des arbrisseaux verts, des milliers de giroflées perchent sur les saillies, s’accrochent dans les deux, panachent les crêtes de leurs fleurs jaunes. Tout cela bruit au vent, et les oiseaux chantent dans le grand silence.

On distingue encore les arcades de la Pinacothèque, haute comme un dôme d’église, la grande salle ronde destinée aux bains de vapeur, les énormes hémicycles où se donnaient les spectacles. Supposez un club comme l’Athenæum à Londres, c’est-à-dire un palais à l’usage de tout le monde, celui-ci à l’usage d’un monde qui, outre les besoins de l’esprit, avait ceux du corps, qui venait non-seulement pour voir des livres, des journaux, des œuvres d’art, pour écouter des poètes et des philosophes, pour converser et disputer, mais encore pour nager, se frotter, transpirer, même lutter et courir, en tout cas pour regarder des lutteurs et des coureurs, car Rome à cet égard n’est qu’une Athènes agrandie : le même genre de vie, les mêmes instincts, les mêmes habitudes, les mêmes plaisirs s’y perpétuent ; la seule différence est dans la proportion et dans le moment. La cité s’est enflée jusqu’à renfermer des maîtres par centaines de mille et des esclaves par millions ; mais de Xénophon à Marc-Aurèle l’éducation gymnastique et oratoire n’a point changé : ils ont toujours des goûts d’athlètes et de parleurs ; c’est dans ce sens qu’il faut travailler pour leur plaire ; c’est à des corps nus, à des dilettantes de style, à des amateurs de décoration et de conversation qu’on s’adresse. Nous n’avons plus l’idée de cette vie corporelle