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la plus grande chose après le Colisée qu’on puisse voir à Rome.

Au fond, tous ces colosses sont des signes du temps. La Rome impériale exploitait tout le bassin de la Méditerranée, l’Espagne, la Gaule et les deux tiers de l’Angleterre au profit de cent mille oisifs. On les amusait au Colisée avec des massacres de bêtes et d’hommes, au grand Cirque avec des luttes d’athlètes et des courses de chars, au théâtre de Marcellus avec des pantomimes, des décorations, des défilés d’armes et de costumes. Ici on les baignait, ils venaient causer, regarder des statues, écouter un déclamateur, passer au frais les heures chaudes. Tout ce qu’on avait inventé jusque-là de commode, d’agréable ou de beau, tout ce qu’on pouvait ramasser au monde de curieux ou de magnifique était pour eux ; les césars les nourrissaient, les divertissaient, cherchaient à leur complaire, tâchaient d’obtenir leurs applaudissemens. Un Romain de la classe moyenne pouvait à la rigueur considérer les empereurs comme des intendans (procurator) tenus d’administrer son bien, de lui éviter l’embarras des affaires, de lui fournir à bon compte ou gratis son blé, son vin, son huile, de lui donner de somptueux repas, des fêtes bien entendues, de le fournir de tableaux, de statues, de mimes, de gladiateurs et de lions, de réveiller tous les matins son goût blasé par quelque nouveauté surprenante, même quelquefois de se faire histrions, cochers ; chanteurs et gladiateurs pour son plaisir. Afin de loger ce peuple d’amateurs d’une façon digne de sa condition royale, l’architecture inventa des formes grandioses et nouvelles. Les vastes bâtimens indiquent toujours quelque excès semblable, une concentration et une accumulation démesurées du labeur humain. Voyez les cathédrales gothiques et les pyramides d’Égypte, Paris contemporain et les docks de Londres.

Au bout d’une longue file de ruelles, de murailles blanches, de jardins déserts, apparaît la grande ruine. Sa forme ne peut se comparer à rien, et la ligne qu’elle découpe dans le ciel est unique. Ni les montagnes, ni les collines, ni les édifices, ni les œuvres naturelles, ni les œuvres humaines n’en donnent l’idée ; elle ressemble à tout cela : c’est une œuvre humaine que le temps et les accidens ont déformée et transformée jusqu’à la rendre, naturelle. Au milieu de l’air, sa cime de bosselures émoussées, sa crête labourée de larges vides, sa masse rougeâtre morne et morte tournent silencieusement sur un linceul de grands nuages.

On entre, et il semble qu’on n’a rien vu au monde d’aussi grand ; le Colisée lui-même n’en approche pas, tant la multiplicité et l’irrégularité des débris ajoutent encore à l’énormité de l’énorme enceinte. Devant ces monceaux de briques roussies et rongées, devant ces voûtes rondes élancées comme les arches d’un grand pont, devant