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pour une femme ; son attitude donne vaguement l’idée d’un beau jeune lord qui renvoie un importun. Certainement cet Apollon a du savoir-vivre et en outre la conscience de son rang ; je suis sûr qu’il a des domestiques.

Le Laocoon non plus n’est pas d’un âge très ancien ; je crois que si ces deux statues ont été d’abord admirées plus que les autres, c’est qu’elles sont plus que les autres voisines du goût moderne. Celle-ci est un compromis entre deux styles et deux époques, pareille à une tragédie d’Euripide. La gravité et l’élévation du premier style subsistent encore dans la pose symétrique des enfans, dans la noble tête du père qui a perdu force et courage, et qui fronce le front sans crier ; mais l’art nouveau, sentimental et expressif, se montre dans le caractère terrible et touchant du sujet, dans la réalité atroce du corps ondoyant des serpens, dans la faiblesse attendrissante du pauvre petit qui meurt tout de suite, dans le fini des muscles, du torse et du pied, dans l’enflure douloureuse des veines, dans la minutieuse anatomie de la souffrance. Aristophane eût dit de ce groupe, comme de l’Hippolyte ou de l’Iphigénie d’Euripide, qu’il fait pleurer, qu’il ne fortifie pas, qu’au lieu de changer les femmes en hommes, il change les hommes en femmes.

Si les pas des visiteurs ne troublaient la paix des salles, on passerait ici la journée sans s’en apercevoir. Chaque dieu, chaque héros repose dans son oratoire, entouré de statues moindres ; ces quatre oratoires font les coins d’une cour à huit pans, autour de laquelle règne un portique. Des cuves de basalte et de granit, des sarcophages chargés de figurines, sont posés çà et là sur le pavé de marbre ; seule une fontaine s’agite et murmure dans ce sanctuaire de pierres immobiles et de formes idéales. Un grand balcon s’ouvre sur la ville et la campagne ; de cette hauteur, on voit s’étaler l’espace immense, les jardins, les villas, les dômes, de beaux pins-parasols posés un à un dans l’air limpide, des rangées de cyprès noirs sur les blancheurs et les clartés de l’architecture, et à l’horizon une longue chaîne de montagnes crénelées, dont les pics neigeux montent dans l’azur.

Je suis revenu à pied derrière le château Saint-Ange, puis le long du Tibre, sur la rive droite ; on ne peut se figurer un pareil contraste. La rive est une longue bande de sable croulant, bordée de haies épineuses abandonnées. En face, sur l’autre bord, s’allonge une file de vieilles maisons sales, lamentables baraques bossuées et jaunies, toutes tachées par l’infiltration des eaux et le contact de la vermine humaine, quelques-unes plongeant dans le fleuve leur assise rongée, d’autres laissant entre elles et lui une petite cour infectée d’immondices ; on n’imagine pas ce que peut devenir un mur qui a subi, cent ans durant, les intempéries de l’air et les